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Ci-gisent déchets nucléaires enfouis il y a 10 000 ans
jeudi, 30 octobre 2014 / Camille Chandès

Des archives, des pictogrammes, des sites culturels… Pour informer les générations futures des dangers des déchets de l’atome, des experts réfléchissent à la manière de transmettre la mémoire.

Bure, dans la Meuse, 3 000 ans après J.C. Des engins de forage s’enfoncent dans les entrailles de la terre à la recherche de ressources naturelles. A 500 mètres de profondeur, un foret perce plusieurs canalisations, mettant au jour des éléments radioactifs dangereux stockés depuis sept cents ans. Ce scénario catastrophe ne paraît plus aussi improbable, à l’heure où la liste des pays qui envisagent de confiner leurs déchets nucléaires les plus dangereux dans des centres de stockage profond s’allonge. Les plus avancés – la France (à Bure), la Finlande (à Olkiluoto), la Suède (à Forsmark) – prévoient ainsi de démarrer l’exploitation entre 2020 et 2025. Les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, la Suisse, la Chine, la Corée du Sud et la Russie se sont, quant à eux, lancés dans la recherche de sites.

Afin de prévenir les générations futures, mais aussi de rassurer les populations inquiètes des risques liés au nucléaire, les autorités se sont attelées à une tâche qui fait figure de voyage dans le temps : transmettre la mémoire de ces déchets dont la dangerosité s’étend sur des centaines de milliers d’années. Des commissions d’experts rassemblant ingénieurs, archéologues, anthropologues, linguistes et artistes réfléchissent, depuis une trentaine d’années, à des solutions capables de survivre l’espace de dix mille ans, soit 300 générations ! Une durée quasiment identique à celle qui nous sépare des hommes préhistoriques du Néolithique. Tour d’horizon des pistes explorées.

Ne rien faire

Selon les partisans de cette solution, qui consiste à stocker les déchets, sceller les sites et oublier le tout pour toujours, signaler ces lieux constitue le plus grand risque d’intrusion. Et si nos descendants pensaient que sous terre se cache un trésor ? Et si l’avidité et la curiosité poussaient ces derniers à ouvrir les dépôts ? Cette position est défendue par certains des experts filmés par Michael Madsen dans le documentaire Into Eternity (sorti en 2010) sur le projet finlandais de stockage profond de l’île d’Olkiluoto. Ces voix restent cependant minoritaires. « Nous avons une responsabilité sociale envers les générations futures. Nous n’avons pas d’autres alternatives, le site sera marqué de manière indélébile par les activités humaines », assène l’archéologue américaine Maureen Kaplan, chargée dans les années 1990 de réfléchir au marquage du Waste Isolation Pilot Plant (Wipp), l’usine pilote de confinement des déchets aux Etats-Unis. Situé au Nouveau-Mexique, ce site – qui abrite les déchets militaires américains depuis 1999 – a été le premier centre de stockage profond opérationnel dans le monde. Sa création a conduit le pays à promulguer une loi imposant d’informer les générations futures du danger sur dix mille ans.

Constituer des archives

Des dispositifs existent déjà pour préserver la mémoire du stockage sur les premiers siècles. Aussi surprenant que cela puisse paraître dans notre monde connecté, le papier reste le support d’avenir, l’évolution rapide des technologies numériques les rendant pour l’heure trop instables. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) conserve ainsi tous les documents concernant le centre de stockage de surface de la Manche sur du papier permanent. « C’est un papier en cellulose développé par des archivistes américains, qui vieillit moins vite que les autres : il durerait entre six cents et mille ans avec un certain type d’encres », explique Patrick Charton, adjoint du directeur de la maîtrise des risques à l’Andra.

En parallèle, l’agence explore aussi la piste numérique. Elle conduit des recherches visant à graver les informations sur du saphir industriel, dont la longévité, comprise entre deux et quatre millions d’années, laisse rêveurs les ingénieurs. Reste cependant un point sur lequel les experts s’arrachent les cheveux : qui va assurer la conservation de ces données ? « Il n’y a pas d’institution capable de tenir un million d’années », constate Patrick Charton. Pis, on estime que la mémoire des institutions ne dépasse pas… cinq cents ans.

Marquer les sites

Couvrir les sites de monuments, à l’image des dolmens de Stonehenge, en Angleterre, est apparu d’emblée comme la solution la plus évidente à long terme. Le groupe d’experts américains chargé de plancher sur le marquage du Wipp en a fait la démonstration. Dans leurs conclusions, ils proposent d’ériger, à l’intérieur et à l’extérieur du site, 48 monuments en granit de 7,5 mètres, gravés de messages d’alerte dans les six langues des Nations unies (anglais, mandarin, espagnol, français, russe et arabe) et le navajo, une langue amérindienne. Sans oublier un centre d’information à la surface, deux chambres souterraines stockant elles aussi les données, ainsi que des centaines d’aimants, de réflecteurs radar et de petits disques de différents matériaux, enterrés juste sous la surface.

« La durabilité des matériaux n’est pas suffisante. Le plus important est de recourir à des matériaux sans aucune valeur, sinon ils seront recyclés, souligne Dieter Ast, chercheur au département de science des matériaux de l’université de Cornell, à New York, qui a participé aux travaux. C’est un destin qu’a connu une partie du revêtement des pyramides d’Egypte. A l’inverse, le Panthéon, à Rome, est toujours debout parce que son plafond monumental en béton, qui ne peut être recyclé, a protégé le reste du bâtiment. » Les grands monuments semblent, depuis, avoir moins la cote auprès des chercheurs. « Les petits objets en argile cuite contenant des messages d’avertissement constituent le meilleur marqueur. Ils ont l’avantage de pouvoir être confectionnés en grande quantité et pourraient être semés en grand nombre dans toute la zone », affirme Marcos Buser, géologue suisse, qui a mené une étude sur la conservation de la mémoire du stockage profond à la demande de l’Agence pour l’énergie nucléaire de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Transmettre des émotions

Comment communiquer avec nos descendants ? Rien ne garantit que nos langues ne disparaîtront pas. De fait, la tentation de se rabattre sur des pictogrammes est grande. Mais, là encore, les sémiologues calment les ardeurs : le pictogramme serait loin d’être garant d’une interprétation conforme au message qu’on veut transmettre et pourrait même induire le lecteur en erreur. Autant dire que le symbole de la radioactivité risque d’être d’une piètre aide, a fortiori dans le futur.

« On peut faire tellement peu d’hypothèses sur ce qui fondera la communication dans dix mille ans que la seule chose qu’on puisse être à peu près certain de transmettre en créant une signalisation, c’est de montrer qu’on a voulu signaler quelque chose », analysaient, en 2009, les sémiologues Pascal Vaillant, Emmanuelle Bordon et Jean-Pierre Sautot, dans une publication de la revue en ligne Texto ! Pour s’affranchir de ces difficultés, certains estiment que faire appel à un sentiment universel est une solution intéressante. Et quoi de plus naturel que de susciter la peur pour avertir d’un danger ? Des experts suggèrent de s’inspirer du tableau Le Cri, d’Edvard Munch. Des artistes ont proposé d’installer sur le site du Wipp une forêt d’épines en béton ou encore un revêtement en granit inhospitalier car rendu brûlant par le soleil. « Avec le temps, ces structures risquent de devenir hideuses et donc d’être détruites, sauf si les générations futures les considèrent comme des œuvres d’art majeures en provenance du XXIe siècle, estime Patrick Charton, de l’Andra. Quand on regarde le passé, on se rend compte que le beau se transmet mieux car il donne envie qu’on le préserve. »

Trouver des gardiens de la mémoire

Autre option envisagée : faire des centres de stockage profond des sites culturels. « Il ne faut pas laisser ces lieux devenir exclusivement négatifs », avance Cécile Massart, plasticienne belge qui consacre son travail à la transmission de la mémoire des déchets nucléaires depuis les années 1990. Son œuvre récente porte sur la conception de « laboratoires de recherche ». Ces lieux, à l’architecture particulière, seraient installés sur les sites durant toute la période de remplissage des galeries souterraines, soit un siècle. Des gardiens de la mémoire – chercheurs, artistes, philosophes volontaires – y travailleraient sur les modes de transmission entre les générations. « Les centres de stockage sont des monuments dans le sol. C’est à nous de chercher un mode de transmission à la surface et faire confiance aux générations futures pour régénérer la connaissance et la forme des marqueurs », poursuit l’artiste.

Créer des rites et des mythes

Pour faciliter le passage du témoin entre les générations, des chercheurs proposent de créer des rites en s’inspirant de certaines traditions japonaises. A l’image du sanctuaire shintoïste d’Ise, situé dans la préfecture de Mie. Vieux de mille ans, ce temple est démoli et reconstruit tous les vingt ans avec des matériaux identiques mais neufs, afin de préserver la mémoire du lieu. Pour d’autres, la piste des légendes s’inspirant des grands mythes n’est pas non plus à négliger. « Utiliser les mythes pourrait être intéressant. Cela permettrait d’envoyer un message fondé sur des thèmes universels, comme la création, la mort, la liberté, et moins sur les points idéologiques et politiques actuels », avance Marcos Buser. Le géologue suisse compte d’ailleurs s’attaquer à la création d’un mythe mettant en scène un dragon caché sous terre. Une créature qui ne cracherait pas du feu, mais une substance plus dangereuse encore. —

Dans la mer, dans l’espace ou sous terre

Afin de trouver une solution permanente pour se débarrasser des déchets nucléaires, il a été envisagé au cours du temps de les diluer dans la mer, de les stocker dans le fond des océans, dans l’Antarctique, dans les plaques tectoniques et les grandes fractures océaniques ou de les envoyer en aller simple par fusée dans l’espace. C’est dans les années 1950 que l’idée de les déposer profondément sous terre a émergé, donnant naissance aux projets de stockage profond dans l’argile, le granite, le sel ou le calcaire. —


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