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Poisson-tomate : mariage juteux, mariage heureux
jeudi, 28 août 2014 / Emmanuelle Vibert

L’aquaponie associe élevage de poissons et culture hors-sol, les déjections des premiers nourrissant les plantes. Un système qui pourrait rapidement passer au stade industriel…

Le poisson-tomate, une abomination OGM, genre le monstre de Frankenstein, avec des écailles et une chair rouge ? Pas du tout. Tomatenfisch, en allemand, est le nom de code d’un projet d’aquaponie ambitieux, officiellement baptisé Inapro, qui a démarré en janvier dernier et durera quatre ans. Avec six millions d’euros de subventions européennes, sur quatre sites de 500 m2 en Espagne, Belgique, Allemagne et Chine, 18 partenaires industriels et scientifiques vont tester un système dans lequel les plants de tomates se nourrissent des déjections des poissons tout en purifiant l’eau. Objectif ? Passer en mode industriel. Car l’aquaponie suscite l’espoir : le mariage entre élevage de poissons et culture hors-sol permet d’intensifier la production tout en économisant beaucoup de terre, d’eau et d’intrants. Pratiquée par les Chinois et les Aztèques dès l’Antiquité, cette technologie a refait surface dans les années 1980, en Australie et en Asie, et se propage peu à peu dans le monde, de Gaza à Haïti, de façon artisanale.

Tilapias et eau chaude

Mais, aujourd’hui, la technique semble fin prête à se déployer à grande échelle. Le marché de l’aquaponie pourrait passer de 180 millions de dollars (134 millions d’euros) en 2013 à un milliard de dollars (750 millions d’euros) en 2020, selon un rapport de 2012 de l’institut d’études américain IndustryArc. A l’Inapro, on y croit. « Nous voulons prouver la viabilité économique du système et développer des solutions modulables qui soient évolutives et adaptables aux conditions locales », lance Werner Kloas, chercheur à l’Institut Leibniz pour l’eau douce et l’aquaponie (IGB) à Berlin, où le projet a pris naissance. A l’Institut, on a des arguments costauds pour penser que la salade de tomates et tilapia a un bel avenir. Sur les sites pilotes, « la consommation d’eau sera environ de 1 % du volume entier du système par jour, et nous n’emploierons aucun pesticide », précise Georg Staaks, lui aussi chercheur à l’IGB. Reste à savoir si les nutriments apportés aux plantes par les poissons seront suffisants. Et à déterminer les besoins en énergie, issue du solaire ou de la méthanisation, car les poissons, comme les tomates, aiment les températures avoisinant les 27 °C !

Truite à la spiruline

L’Inapro a réunit huit pays différents : Allemagne, Chine, Espagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Autriche et Norvège. La France n’est pas sur ce coup-là. Pourtant, chez nous aussi, l’aquaponie suscite des vocations. Abder Abbaz, expert-comptable de 46 ans, avec un double parcours dans la finance et dans le social, a tout plaqué pour s’y consacrer. Son projet, Aquaponie Valley, démarrera en avril 2015, à l’Esat (Etablissement de service d’aide par le travail, qui emploie des personnes handicapées) de Beauchastel (Ardèche). Il compte déjà de nombreux soutiens : la Croix-Rouge – qui gère l’Esat –, le département, le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), la région Rhône-Alpes, un incubateur d’entreprises sociales innovantes, la bourse French Tech de la Banque publique d’investissement… Car l’idée est passionnante : produire de la truite arc-en-ciel en même temps que de la spiruline et des herbes aromatiques, en circuit fermé et sans intrants chimiques.

« La spiruline est une microalgue très en vogue qui contient 70 % à 80 % de protéines, des oligoéléments, des anti-oxydants, du fer, du magnésium, précise l’ex-financier. On pourra en faire des comprimés ou des boissons énergisantes. La coupler à l’élevage de poissons, c’est une idée de Catherine Jolivet, du lycée agricole de La Canourgue (Lozère), qui m’a donné plein de conseils. » Cette enseignante en aquaculture a mis l’hydroponie au programme des élèves de son lycée dès 2011. Pour développer le système sur 6 000 m2, Abder Abbaz a embauché un ingénieur en génie biologique, un autre en aquaculture et un responsable formation. Avec un investissement initial de 500 000 euros à un million, l’équipe prévoit une production de cinq tonnes de truites et de 500 kg de spiruline pour la première année, grâce à la quinzaine d’employés de l’Esat. « Il y aura un point de vente, des démonstrations et même des chambres libres pour les personnes qui viennent se former, détaille l’entrepreneur social. Car on veut à la fois créer un pôle de compétence, mettre en place une nouvelle filière et un pôle de recherche et développement, et dupliquer le modèle, une fois prêt, sur l’ensemble du territoire, avec la Croix-Rouge. » Le poisson-tomate a un nouveau cousin plein d’avenir : le poisson-spiruline. —