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Business, plaisir, écologie : tirs croisés autour d’une balle
mercredi, 28 mai 2014 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

Le foot, c’est le pouvoir, c’est l’argent, ce sont les dérives. Mais c’est aussi le vivre-ensemble, l’espoir et l’intégration. Débat éclairé avec le sociologue Patrick Mignon et l’ex-eurodéputé Europe Ecologie Daniel Cohn-Bendit.

Daniel Cohn-Bendit est ex-eurodéputé et tourne en ce moment un docu sur le foot.

Patrick Mignon est sociologue à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance

Les clubs sont de plus en plus endettés, les chaînes payantes s’approprient la diffusion des matchs, le désamour s’accentue entre les Français et l’équipe de France… Le football tel qu’on le connaît est-il durable ou menacé ?

Patrick Mignon : Il y a bien menace, oui. Depuis le début des années 1980, l’économie du foot a complètement changé. Jusque-là, elle reposait sur la popularité du foot dans les différents pays. Les clubs espagnols et italiens étaient plus riches parce qu’ils avaient plus de spectateurs et donc ils gagnaient beaucoup de coupes européennes. Cela donnait une cohérence pyramidale au système. Dans les années 1980, les chaînes nationales qui avaient le monopole de la diffusion ont explosé, et les nouvelles chaînes privées sont entrées en compétition pour diffuser le foot, qui est devenu leur premier produit d’appel. Toute l’économie de ce sport s’est alors tournée vers l’espoir de dégager un revenu médiatique. Ce processus a rendu caduc le principe de la pyramide : désormais, le gagnant rafle tout et les championnats se réduisent à une rivalité entre très peu de clubs. Quand le plus fort, qui gagne plus d’argent, en demande encore plus au titre de la répartition des droits télévisés (les sommes payées par les chaînes pour diffuser les matchs des championnats européens sont réparties entre les clubs selon les résultats sportifs des années précédentes et la notoriété des clubs, ndlr), ça veut dire qu’il faut que les faibles restent faibles. Le principe de méritocratie est fortement remis en cause.

Daniel Cohn-Bendit : L’organisation du foot pro est en crise. Mais ça bouge, le fair-play financier (1) est une première régulation. L’UEFA (l’Union des associations européennes de football) est en train de tacler les clubs, ça va prendre du temps. Je ne sais pas s’ils vont réussir, mais on va dans la bonne direction.

L’expression « Tous pourris » revient souvent à propos du foot. Etes-vous d’accord avec cette idée ?

P. M. : Il y a une forme de pourriture, c’est vrai. A partir du moment où, dans les clubs, le calcul financier devient l’élément premier, les règles du jeu sont transformées.

D. C.-B. : Le foot participe à une certaine inégalité sociale, ça a toujours été le cas, mais aujourd’hui, c’est effarant. Le foot est à la même enseigne que le spectacle, le cinéma, voire le journalisme : dans ces univers, pourris par le capitalisme, des sommes d’argent incroyables circulent. Tout le débat, c’est de savoir comment la politique peut assainir cela.

Même Michel Platini, qui tient à la tête de l’UEFA un discours de régulation, semble être tombé dans le travers du « business is business » lorsqu’il a demandé en avril aux Brésiliens de renoncer à leurs mouvements sociaux pendant la Coupe du monde. Pourquoi ?

P. M. : Pour la plupart des dirigeants du sport, ce dernier est au-dessus de tout parce qu’il a des vertus positives au niveau humain et qu’il donne une possibilité de développement économique. En 1998, en France, la question s’était posée avant la Coupe du monde. Il y avait des menaces de grèves et on avait négocié pour ne pas que ça arrive. Platini reste dans cette lignée. Pour lui, le sport ne doit être affecté par aucune considération économique. Sauf qu’en disant ça, il ne reste pas à sa place, il outrepasse son mandat. Si quelqu’un doit prendre ce créneau-là, ce sont les gouvernements.

D. C.-B. : Platini est un homme de droite, mais quand il pense foot, il est de gauche. On a souvent discuté ensemble. Pour le foot, il a une vision de régulation. Sur le Brésil, il s’est laissé un peu piéger, je crois, et Raí (ex-joueur de foot brésilien, du PSG notamment, ndlr) lui a donné une bonne réponse. Il dit que la déclaration de Platini dans son bureau de l’UEFA lui appartient, mais que s’il était sur le terrain au Brésil, devant la situation sociale qui pousse les gens à manifester, dans un hôpital où il manque des places, il dirait peut-être autre chose. Il y aura des manifestations ou il n’y en aura pas, personne ne le sait, mais si le Brésil est en quart de finale la passion l’emportera, et même les manifestants seront devant leur télé.

Tout le monde critique le « foot business » mais la passion pour ce sport ne s’estompe pas. Comment expliquer cette schizophrénie ?

P. M. : Le foot est le sport qui draine le plus d’argent, donc forcément on le voit plus, mais ce n’est pas propre au foot. Et les deux positions ne sont pas incompatibles. Par exemple, vous pouvez jouer au foot mais ne pas vous intéresser aux compétitions. Vous pouvez aussi regarder le foot parce que vous aimez y jouer et que sur le terrain vous voyez onze mecs qui jouent très bien. Vous réintroduisez en fait à très haut niveau des dimensions d’évaluation sportive que vous connaissez et que vous vivez vous-même. Vous pouvez aussi trouver le foot pourri, ne pas y jouer, mais vous dire quand même que le foot est important pour la sociabilité et que cela permet de discuter avec quasiment tout le monde. Pendant la Coupe du monde, vous pouvez arrêter des gens dans la rue pour parler avec eux des résultats du jour ! On peut aussi se dire que le football peut être un élément de fierté locale. L’équipe des Verts de Saint-Etienne, c’est typique : c’est une région en décadence, et son club de foot permet aux habitants d’être fiers de leur région et de l’afficher. Enfin, il y a même des gens qui ne s’intéressent pas du tout au football mais qui vont suivre la Coupe du monde pour les enjeux qui ne sont pas sportifs, pour les enjeux politiques et d’identité.

D. C.-B. : On est tous schizophrènes ! On dénonce la société de consommation et on consomme ! Moi, j’ai appris à lire en lisant L’Equipe. Le foot, c’est mon enfance, c’est le Stade de Reims, c’est Raymond Kopa (footballeur français célèbre dans les années 1950 et 1960, ndlr), donc je continue, même si je critique. Quand tu as vu un match comme le France-Allemagne de 1982, ça reste un moment d’émotion folle. Qu’est-ce qui peut te donner de telles émotions ? On peut aussi trouver ça idiot. Ma grand-mère disait : « Pourquoi on ne leur donne pas à tous un ballon ? Comme ça, ils arrêteraient de courir après. » Mais je trouve que le foot, ça fait partie des choses qu’on aime, comme un film très con mais qu’on aime quand même.

On peut donc être écologiste et aimer le foot ?

D. C.-B. : Oui ! Ça a plein de contradictions, mais je ne suis pas un intégriste. Le purisme, c’est très dangereux. Avec mon fils qui a 23 ans, on est supporters du club de Francfort (en Allemagne, ndlr). Parfois ils gagnent, parfois ils perdent. Cette année, ils ont juste arraché le maintien, mais voilà, ça donne une émotion. Je ne dis pas qu’il faut aimer le foot, mais interdire de l’aimer au nom de l’écologie, c’est le genre de choses qui tue l’écologie, ça la met dans un coin. Ils n’aiment pas la vie, ceux qui veulent ça. Avec eux, tout est horrible et tout va s’effondrer, il n’y a plus de joie dans ce monde et on est les tristes derniers survivants. Le foot, c’est les pauvres qui aiment les riches, qui tolèrent pour les riches footeux ce qu’ils ne toléreraient pour aucun autre. Les supporters du PSG acceptent le salaire d’Ibra (Zlatan Ibrahimovic, joueur star du PSG, ndlr), mais ils le refuseraient pour tous les capitalistes. Oui, tout ça est contradictoire, mais le foot, c’est un moment de la vie et refuser tout ça, c’est refuser la vie.

Le foot est-il utile ? A quoi sert-il ?

P. M. : Il a une grande utilité sociale. Quand le foot naît dans la seconde partie du XIXe siècle, il est vu comme un instrument éducatif dans les écoles anglaises. Sans que ça ait été décidé à l’avance, il va ensuite se développer, parce qu’il va être un élément de rencontre entre les individus, dans les usines, dans les pubs. L’Argentine a découvert le football avec les Anglais qui venaient construire les chemins de fer. En jouant contre les Anglais, ils ont remarqué qu’ils n’avaient pas le même style de jeu, pas les mêmes techniques. En fait, ils ont découvert qu’ils étaient Argentins ! Aujourd’hui encore, les clubs amateurs correspondent à des réalités locales très concrètes, créer un club de foot, c’est une manière d’entrer dans la société. Le foot amateur est un monde riche et méconnu. On ne connaît pas bien, par exemple, le militantisme des dirigeants qui s’investissent énormément pour faire vivre des clubs parce qu’ils ont, à leurs yeux, une responsabilité sociale et éducative.

D. C.-B. : Pendant la Coupe du monde en Allemagne en 2006, quand l’équipe turque a été éliminée, tous les immigrés turcs ont mis des drapeaux allemands sur leurs joues. A ce moment-là, le foot provoque un truc sympa. Mon fils entraîne des petits dans un club. Il y a une force intégratrice qui est extraordinaire. Si les entraîneurs ne sont pas dans le « toujours plus », alors ce n’est pas une compétition bête et méchante, c’est une expérience de la vie, du vivre-ensemble, de l’intégration. C’est super important, et je trouve qu’une partie plus grande de l’argent des droits télé du foot pro devrait aller dans la formation du foot amateur.

Aujourd’hui, l’équipe de France permet à certains de montrer du doigt une partie des Français. Est-ce que cette force d’intégration a été perdue ?

P. M. : Depuis 1998, les gouvernements ont investi le foot. Ils réagissent aux mauvais résultats ou aux moindres incartades d’un joueur de l’équipe de France. Là, c’est aux fédérations sportives de réagir, pas aux gouvernements. Les élus sont, eux aussi, sortis de leur rôle, et ce sont donc les mauvaises questions qui émergent. Si on posait les bonnes questions, on ne se demanderait pas si les Français sont moins bons que les Italiens parce que ce sont de mauvais Français, mais peut-être parce que les instances du foot italien ont su former des joueurs avec une morale professionnelle et que, nous, on n’a pas su le faire.

Quelle serait pour vous la première mesure à prendre pour changer le foot ?

P. M. : Le premier besoin, c’est la régulation européenne. L’Europe a volontairement abandonné le foot en le considérant comme un business. Je pense qu’elle devrait sérieusement se demander comment le réguler pour en faire une contribution à l’identité européenne, puisque que c’est quand même le sport que tout le monde regarde en Europe. Une solution pour sortir de cette difficulté serait, par exemple, de sélectionner un nombre limité de clubs dans une ligue fermée, comme on le voit dans le sport américain. Cela permettrait d’avoir une meilleure distinction entre les différents niveaux du football. Le foot a deux dimensions : le foot professionnel, qui est un spectacle, et le foot amateur, qui est une pratique de masse. Il faut mieux fixer la limite entre les deux. Ensuite, on pourra faire de la régulation. Je vous donne un exemple. Quand on pense que la ville du Mans (Sarthe) est aujourd’hui endettée parce qu’elle a soutenu son club de foot, qui souhaitait évoluer au plus haut niveau, qui a construit un grand stade et qui a échoué, on se dit qu’une meilleure distinction entre l’élite et le foot amateur est indispensable. Que les pouvoirs publics financent le foot de masse, c’est indispensable. Par contre, à partir du moment où c’est la logique de la compétition qui s’impose dans le foot pro avec pour but des retombées économiques, il y a un examen à faire.

D. C.-B. : D’abord, je doublerais les critères du fair-play financier. Deuxièmement, j’imposerais qu’une retraite soit prévue dans les salaires des joueurs. L’argument contre le plafonnement des salaires, c’est de dire : « Oui, mais les footballeurs ne jouent que dix ans. » Il faut plafonner les salaires, mais aussi imposer aux clubs d’investir dans une retraite pour garantir aux sportifs une vie après le foot. Troisièmement, je ferais une commission pour réduire le nombre de matchs. C’est de la folie, on massacre les joueurs. Au Brésil, ils ont créé le club Bom Senso, le club du « Bon sens », un truc virtuel où les joueurs s’unissent parce qu’ils veulent participer à l’élaboration du calendrier. Ils disent : « On joue trop de matchs parce qu’il y a la télévision qui veut ça et on veut mettre un frein ». Et enfin, il faut faire quelque chose contre les dérives de l’argent des oligarques dans les clubs. Les clubs devraient vivre de leur entrées et de leurs sorties et ne pas recruter au-delà de leurs entrées et de la vente de leurs joueurs. Il y a des solutions. Aujourd’hui, la répartition des droits télévisés, c’est le plus fort qui gagne plus. C’est complètement fou : ça devrait être l’inverse, ça rééquilibrerait !

En France, des idées nouvelles émergent comme le financement participatif appliqué au foot avec le collectif Tatane, mené par l’ancien international français Vikash Dhorasoo, ou l’actionnariat populaire d’« A la Nantaise » (Voir ici)… Le foot peut-il donner des idées à la société et au politique ?

P. M. : C’est assez compliqué. A Tatane, ils ne sont pas beaucoup et ont l’appui médiatique d’un ancien international. « A la Nantaise », c’est parfait, mais pour l’instant, je ne crois pas qu’ils aient été imités dans d’autres villes… On peut citer d’autres choses, comme le Paris Football Gay ou des initiatives sur l’insertion ou le handicap. Je pense qu’il va y en avoir de plus en plus. Mais quelle est leur ampleur ? Est-ce que ça va transformer l’évolution du foot professionnel ou de la Coupe du monde telle qu’on la connaît ? Quand on voit que Romario (ancien international brésilien, ndlr) est à la tête de l’opposition à la Coupe du monde au Brésil, on peut peut-être espérer que, à terme, ça influe sur les décisions politiques. En France, il y a déjà des gens à la fédération qui sont en train de se demander s’il ne faut pas arrêter la compétition dans les clubs avant l’âge de 15 ans. C’est intéressant, parce qu’on se rend compte que ce n’est pas tenable que les enfants dès 11 ans soient sous la pression du marché. C’est un état d’esprit, ils doivent apprendre à faire du sport et à jouer au foot et pas seulement à gagner des matchs.

D. C.-B. : Il y a une exception brésilienne. Dans le film que je prépare (2), on s’intéresse à cette tradition qui commence dans les années 1960, avec un joueur, Afonsinho, qui s’est battu pour jouer avec une barbe et pour que le contrat appartienne au joueur et pas aux clubs. Après, il y a eu Sócratès et la « démocratie corinthiane » (sous la dictature, dans les années 1980, le club des Corinthians a testé une gestion démocratique avec une redistribution équitable des revenus et des prises de décision collectives, ndlr). Il y a eu Raí, il y a toute une histoire de joueurs engagés. Je crois que commence aujourd’hui une prise de conscience du fait que le foot et la politique, ce n’est pas séparé. Je ne demande pas aux sportifs d’être des politiques, mais l’expression sociale et sociétale des footballeurs est nécessaire. —

(1) Série de règles décidées par l’UEFA, visant à conditionner l’accès aux compétitions européennes au respect par les clubs d’un certain équilibre entre leurs recettes et leurs dépenses.

(2) « Futebol », diffusé sur Arte dans quelques mois