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Climat : « Il faut accepter l’horreur vraie de la situation »
jeudi, 24 avril 2014 / Laure Noualhat /

Journaliste errant dans les sujets environnementaux depuis treize ans. A Libération, mais de plus en plus ailleurs, s’essayant à d’autres modes d’écriture (Arte, France Inter, Terra of course, ...). Il y a deux ans, elle a donné naissance (avec Eric Blanchet) à Bridget Kyoto, un double déjanté qui offre chaque semaine une Minute nécessaire sur Internet.

Pour le chercheur australien Clive Hamilton, les hommes ont détraqué le climat de manière irréversible, mais ils refusent d’admettre cette évidence scientifique. Il décrypte les raisons de ce déni et, malgré son pessimisme, envisage l’après !

Clive Hamilton est professeur d’éthique publique à l’université nationale australienne Charles-Sturt. Il s’intéresse depuis une quinzaine d’années à la question du changement climatique.

Au pays des kangourous, on peut trouver de tout : un Premier ministre climato-sceptique et un penseur iconoclaste, les deux évoluant dans le même biotope desséché du bush. Clive Hamilton, diplômé de psychologie et de mathématiques, fondateur du think tank The Australia Institute, est très proche des milieux écologistes australiens. Il est l’auteur d’ouvrages remarqués consacrés au fétiche de la croissance économique ou à la surconsommation des pays occidentaux. Ses deux derniers ouvrages, traduits en français, secouent les neurones. Embarquement immédiat pour un voyage turbulent dans la psychologie des sceptiques et des écolos optimistes.

Le titre de votre dernier livre, Requiem pour l’espèce humaine, n’est guère engageant…

Cela fait des années que j’écris sur le changement climatique. J’étais assis dans mon bureau à Canberra, en Australie, et je lisais les articles de Kevin Anderson et Alice Bows (1). Ces articles ont eu un profond impact sur moi. J’étais sous le choc, j’ai pensé : « Oh, mince, on est foutus ! C’est trop tard. Même si on avait l’évaluation la plus optimiste qui soit sur la façon dont le monde répond aux enjeux du changement climatique, c’est encore trop tard. » Cela m’a affecté durant des semaines. En anglais, on appelle ces instants les « Oh shit ! moments » (des « moments “ oh merde ! ” », ndlr), à partir desquels il faut réorienter votre façon de voir le monde. D’une certaine façon, l’avenir est détruit, toutes les conceptions du futur se désintègrent. En tant qu’auteur, je n’avais pas le choix, il fallait que j’écrive un livre, ce qui m’a pris environ un an. Plus j’y pensais, plus je me demandais comment nous en étions arrivés là. Au fil de mes recherches, il m’apparaissait de plus en plus évident qu’il ne s’agissait pas que d’une histoire de lobbies et d’industriels puissants et polluants. Non, c’est une histoire de psychologie humaine. Ce qui est inquiétant, c’est qu’une large majorité des gens acceptent la science mais ont une aversion pour les faits. Ils ne sont pas sceptiques mais engagent une stratégie psychologique de résistance. C’était un livre très déprimant à écrire, mais il fallait le faire.

Ne faut-il pas faire le deuil du XXe siècle ?

Oui, il faut engager un deuil. Mais qu’est-ce qui est mort ? Les slogans du type « Just do it » ou « Yes we can ! » ? L’impression qu’on peut faire n’importe quoi avec les ressources de la planète ? Non, d’après moi, ce qui est mort, c’est le futur. Et si l’on n’est pas déprimé, on passe à côté de cette lecture. En dépit de ce qu’on l’on sait de la science climatique, notre nature a un penchant naturel à avoir confiance en l’avenir. Donc, oui, il faut engager un processus de deuil, mais nous n’avons pas simplement perdu un être cher, qui deviendra une ombre planant sur nos relations sociales. Ce que nous avons perdu, c’est notre conception entière de ce que nous savons, les circonstances dans lesquelles le futur va se produire. C’est une situation unique dans l’histoire de l’humanité. Or, cette situation s’appuie sur des faits froids et durs. A partir de ces faits, on peut envisager deux stratégies : celle du pessimisme de la faiblesse et celle du pessimisme de la force.

Qu’est-ce donc que cela ?

En un mot, allons-nous capituler devant la situation ou allons-nous faire ce qu’il faut pour reconquérir notre dignité et rendre la situation aussi vivable que possible ? Car, voyez-vous, il y a une différence entre « être foutus » et « être totalement foutus »… Il est encore possible pour nous d’être seulement foutus (rires) !

C’est un contenu politique difficile à « vendre », avouez-le !

Nous ne pouvons plus nous permettre de mentir. Le livre ne s’est pas spécialement bien vendu, certes, mais il a été lu par des penseurs influents, comme Bruno Latour (sociologue à Sciences Po, ndlr) en France. Les écologistes, eux, ont mal accueilli mon livre : ils sont naïvement optimistes, ils croient qu’ils peuvent changer le futur. Il y a cinq ans, j’aurais pu y croire, mais plus maintenant. L’optimisme est devenu obligatoire et les gens s’énervent quand vous ne l’êtes pas ou vous accusent de ne pas avoir assez de courage pour changer le futur. C’est une déformation de l’individualisme américain, selon lequel chacun peut se construire un futur engageant.

Comment rester écolo sans devenir dépressif ?

On ne peut pas et il faut en prendre conscience. Depuis que j’ai écrit cet ouvrage, les écologistes m’évitent et ce n’est pas étonnant. Par exemple, regardez ce qui se passe avec la géo-ingénierie (Lire Terra eco ici) : c’est le nouveau plan B de ceux qui ne veulent pas agir et c’est l’objet de mon dernier livre (2). Je prends tout cela très au sérieux car dans les vingt ou trente prochaines années, ce sera mis en place et ce sera désastreux. Or, ce qui m’inquiète le plus, c’est que certains écologistes ne veulent pas en parler.

A une époque, ils refusaient de parler d’adaptation au changement climatique, cela valait capitulation. Ils parlaient de « mitigation » – les moyens de réduire nos émissions de CO2 –, jamais d’adaptation…

Oui, c’est la même chose avec la géo-ingénierie aujourd’hui. Le génie est sorti de sa boîte et, tant que les écolos s’absenteront du débat, il sera dominé par ceux qui veulent tester à grande échelle ces pseudo-solutions. Il faut abandonner cet optimisme enfantin selon lequel on peut rendre les choses acceptables : on a dépassé ce seuil ! Il faut accepter l’horreur vraie de la situation que nous affrontons. Je peux comprendre que les gens aient des résistances, chacun doit arriver à cette vérité au bon moment pour lui. Cependant, je regrette que ces stratégies psychologiques soient encore plus fortes dans l’univers écologiste qu’ailleurs.

Quelles sont les principales stratégies psychologiques en place parmi ceux qui nient la réalité des changements climatiques ?

La plupart de ceux qui rejettent la science climatique le font parce que, s’ils acceptaient les faits, cela détruirait leur identité personnelle et les fondements de leurs croyances. Ils doivent nier les faits et sont financés pour cela par des industriels qui contribuent au changement climatique. Bien sûr, ils haïssent les mouvements écologistes, perçus comme la nouvelle menace communiste à abattre. Ils refusent de croire que ces gens-là aient pu avoir raison.

Existe-t-il un cerveau climato-sceptique ?

Un cerveau, je ne sais pas ; mais un profil, oui. Le profil type du sceptique est celui d’un homme blanc, plutôt vieux et conservateur. Le genre de psychologie derrière le créationnisme se cache aussi dans le déni climatique. Le Vatican a publié de très intéressantes déclarations vis-à-vis du changement climatique, mais, en dépit de cela, aux Etats-Unis, les chrétiens évangélistes sont dans le déni et fondent le cœur du Tea Party. Le scepticisme américain s’est exporté dans tous les pays anglo-saxons : en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne… Mais, pour la plupart d’entre nous aussi, un combat se mène intérieurement entre ce que nous voudrions croire qu’il arrive au monde et ce que nous dit la science. Or, les sceptiques semblent avoir une partie de leur cerveau qui défend plus vigoureusement ce qu’ils veulent croire ! Tandis que les autres acceptent que les faits puissent modifier ce qu’ils croient. J’aimerais explorer cet aspect des choses dans mon prochain livre : les conséquences ontologiques du no future, qui sont terrifiantes. Qu’est-ce que cela dit de nous en tant qu’espèce ? Quel genre de créatures sommes-nous, au niveau le plus profond, si nous sommes capables de commettre le crime le plus atroce qui soit envers les écosystèmes de cette planète ?

Quelles sont ces conséquences ontologiques ?

Vaste question (rires) ! Ce n’est rien de moins qu’un changement radical dans notre façon d’être. Grâce à Descartes, nous pensions être des êtres rationnels depuis quatre siècles. Nous avons réussi de grandes choses, notamment créer notre futur. Mais nous avons déstabilisé le système climatique et le système dans son intégralité. Avec l’anthropocène, ce nouveau concept géologique, les deux histoires – humaine et géologique – convergent. Il nous faut réévaluer tout notre projet. Cela va nous prendre des décennies.

Votre approche de notre déni est quasi psychanalytique. Est-ce pour mieux nous convaincre d’agir ?

Ce n’est pas une question d’approche, mais plutôt de confrontation avec des faits scientifiques. Tôt ou tard, chacun d’entre nous devra accepter que le vieux monde de l’holocène, dans lequel la civilisation moderne a pu se développer, est en train de mourir sous nos yeux. Pourquoi affronter cette vérité, me demanderez-vous ? Parce que ne pas le faire, c’est vivre en se berçant d’illusions. Et c’est seulement lorsque nous aurons abandonné l’espoir de conserver le monde que nous avons toujours connu que nous serons capables d’être à la hauteur de ce que nous devons affronter. L’espoir est une drogue puissante, et personne n’a forcément envie de vivre dans le monde de Sartre. Mais, quand les faits nous écrasent, il faut abandonner ses illusions.

Ainsi, les conséquences catastrophiques des changements climatiques sont inévitables ? Tous les scientifiques sérieux le savent.

Mais quel sera l’impact d’une telle stratégie sur les décisions politiques ? Cela ressemble à un plaidoyer pour la dépression collective…

Si vous n’avez pas peur, c’est que vous n’écoutez pas ce que nous dit la science. Il est naturel pour un être humain d’être déprimé dans une telle situation. La tâche consiste à ne pas se laisser enfermer dans cette dépression. Nous devons agir. Comme le disait Martin Luther : « Si la fin du monde était pour demain, je planterais encore un pommier. » —

(1) Ces deux scientifiques anglais estiment nécessaire de revoir l’agenda du changement climatique. Selon eux, il sera difficile de stabiliser la concentration de CO2 dans l’atmosphère à 650 parties par million (ppm), loin des 350 ppm, considérés comme le seuil permettant de maintenir l’augmentation de la température terrestre sous les 2 °C.

(2) « Les Apprentis sorciers du climat » (Seuil, 2013).


En dates

1953 Naissance

1975 Diplômé d’histoire, de psychologie et de mathématiques pures à l’Université nationale australienne

2009 Candidat des Verts australiens à la Chambre des représentants

Dernier ouvrage paru : Requiem pour l’espèce humaine (Seuil, 2013)


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