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« L’alimentation devient un patrimoine »
samedi, 8 mars 2014 / Emmanuelle Vibert

Le sociologue Jean-Pierre Poulain décrypte les évolutions de notre rapport à la nourriture. Et rappelle l’importance des cultures alimentaires.

Terra eco : Avons-nous changé nos habitudes dans notre façon de passer à table ?

Jean-Pierre Poulain [1] : La situation est nuancée. Quand nous fantasmions sur le XXIe siècle, nous imaginions des cosmonautes avalant des pilules. Eh bien, non. Nous continuons à manger des aliments qui ont été cuisinés, dans le cadre de repas qui demeurent des rituels sociaux. Nous éprouvons une sorte de culpabilité de penser que la transmission de ces pratiques se fait mal. En réalité, les Français ne se débrouillent pas si mal : 70 % d’entre eux s’arrêtent pour manger ensemble à midi, contre 17 % des Anglais seulement.

Qu’est-ce qui change, alors ?

La forme que prennent ces repas évolue. D’abord, elle se simplifie. La succession entrée + plat + dessert, pour la génération de mes parents, était incontournable. Chez les jeunes urbains dotés d’un bon niveau d’éducation,un plat et un dessert sont devenus la norme. Ensuite, nous assistons à une médicalisation de l’alimentation : pour beaucoup de citadins de moins de 40 ans, se nourrir correspond à une quête de la minceur. Cela produit un effet de désocialisation. Chez les plus de 40 ans, le souci de la santé prime. L’alimentation devient alors une façon de prévenir et même de soigner les maladies. Par conséquent, nous passons toujours ensemble à table, mais pas forcément pour manger la même chose.

Vous parlez d’une « patrimonialisation » de l’alimentation. De quoi s’agit-il ?

Les cultures alimentaires locales constituent un bien à protéger. Je ne parle pas seulement du contenu de l’assiette, mais de la convivialité. En témoigne l’inscription en 2011 du repas gastronomique français à l’inventaire du patrimoine immatériel de l’humanité, par l’Unesco. C’est une réaction à la globalisation. Il faut y voir aussi une façon de signifier que manger va au-delà du simple fait de se nourrir. C’est une sorte d’art de vivre, dans une période où se propage le sentiment que les choses vont mal.

Vous évoquez une « dramatisation des relations homme/animal »…

A l’époque où la ruralité dominait, la mort des animaux faisait partie de la vie domestique. On parlait de « la cérémonie du cochon », quand on le tuait. Ce cadre social a disparu. On tue désormais les animaux loin de notre champ de vision. Or, certaines crises, comme celle de la vache folle, nous ont rappelé que, pour manger de la viande, il faut tuer des animaux. Soudain, tout remonte à la surface, avec des images très fortes d’abattoirs. La mort animale devient complexe. Par ailleurs, certains films, comme L’Ours, de Jean-Jacques Annaud, nous interrogent sur notre relation aux animaux. Enfin, il faut ajouter le militantisme antispéciste, qui récuse la hiérarchie entre les hommes et les animaux. Ce sont autant de raisons pour remettre en question notre rapport à la consommation de viande.

Certains aliments, que l’on considère comme déclassés, deviennent « non mangeables » ?

Le cheval, par exemple, est devenu un animal de compagnie. Pour certains, le lapin emprunte la même voie. Or, pour que nous considérions mangeables les animaux, ils doivent rester à bonne distance des hommes. Ni trop près, ni trop loin. Nous ne consommons ni les animaux de compagnie, ni les animaux très sauvages. Nous mangeons ceux qui se situent entre ces deux catégories.

Le « climat d’anxiété alimentaire » dans lequel nous vivons est-il un fait nouveau ?

L’anxiété relative aux aliments est une constante de l’histoire. Mais elle prend des formes différentes selon les époques. Je suis né dans une petite ville, à Tulle. Ma mère achetait son poulet à une productrice qu’elle connaissait, sur le marché. S’il n’était pas bon, elle lui en touchait deux mots le samedi d’après. Il y avait un code d’honneur. Depuis, nous avons étiré les filières. Au contact direct avec le producteur se sont substitués l’information, le marketing, la publicité : les labels, les dates limites de consommation, etc. L’anxiété est canalisée par ce dispositif.

Le niveau de cette anxiété est-il proportionnel aux risques réels ?

Le paradoxe, c’est que l’alimentation contemporaine n’a jamais été aussi sûre. La fréquence des intoxications reste rare et nous avons de solides dispositifs de contrôle. Malheureusement, la prise en charge des crises s’avère très administrative, technique, avec beaucoup de culture scientifique, en se focalisant sur le risque sanitaire. Or, l’affaire des lasagnes au cheval démontre que le risque perçu par le consommateur ne se limite pas aux aspects sanitaires. Ce risque est aussi symbolique. Les consommateurs se sont sentis trahis.


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