https://www.terraeco.net/spip.php?article51649
Comment le lobby auto allemand a vaincu Bruxelles
jeudi, 17 octobre 2013 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Le 14 octobre, l’Allemagne est parvenue à renverser une décision prise par les autorités européennes avant l’été. En coulisses, le lobby des constructeurs automobiles allemands se frotte les mains.

« Nous ne pouvons pas laisser la puissance et la performance de ce secteur haut de gamme (celui des grosses cylindrées, ndlr) (…) être littéralement détruites par l’introduction de limites arbitraires » imposées par l’Europe. La phrase est tirée d’un courrier signé Matthias Wissmann, le boss de l’Union de l’industrie automobile allemande (VDA) et s’adresse à Angela Merkel. Cette révélation du quotidien Frankfurter Allgemeine datant de mai dernier a prouvé que le lobby automobile outre-Rhin a toute l’attention de sa chancelière.

Un petit mois après cette lettre en effet, Angela Merkel intervenait directement pour geler une législation européenne visant à fixer le plafond d’émissions des véhicules neufs à 95g de CO2/km à l’horizon 2020 et pourtant acceptée, en juin, par un trilogue constitué du Parlement, de la Commission et du Conseil représenté par la présidence irlandaise. Revenu sur la table le 14 octobre, le projet de directive a finalement été retoqué.

Daimler et BMW roulent contre le texte

Un camouflet « sans précédent », pour Greg Archer, de Transport & Environnement, une organisation bruxelloise qui promeut des solutions de transport durable : « A ma connaissance et certainement sur des questions d’environnement, aucune décision acceptée en trilogue n’a jamais été remise en question ultérieurement. » « En juin, la présidence irlandaise avait le mandat de l’Allemagne pour la représenter. Et l’Allemagne de manière totalement autocratique déciderait de revenir sur le mandat donné ! », s’agace encore Sophie Auconie, eurodéputée française (Union des démocrates et indépendants, UDI). Même abasourdissement du côté de Matthias Groote, président de la Commission environnement du Parlement : « C’est une attitude très étrange. Le principe d’un trilogue, c’est que l’on se fait confiance les uns les autres pour que la législation passe. » Le député allemand (parti social-démocrate, PSD) l’avoue sans ciller : il n’avait pas vu venir la rebuffade allemande.

Car l’histoire de cette législation avait commencé sans grande émotion. C’est en 2008 que la Commission propose pour la première fois de fixer un plafond maximum d’émission pour les véhicules neufs : de 130 g de CO2 émis au km en 2015 et de 95 g en 2020. La régulation est adoptée sans grand émoi en avril 2009. En juillet 2012, la Commission précise dans une nouvelle proposition les moyens d’atteindre les objectifs fixés. « Elle n’avait pas du tout l’intention de rouvrir la discussion mais de présenter les détails du plan », rappelle Greg Archer. Ne reste en fait au Parlement qu’à accorder son blanc-seing. C’est là que le lobby automobile allemand pointe le bout de son nez : « Ils ont essayé d’intervenir sur les parlementaires pour exprimer leur point de vue. On les a tous vus défiler », se souvient Sophie Auconie, elle aussi membre de la commission environnement du Parlement.

L’industrie allemande – pays de grosses cylindrées – n’a aucun intérêt à voir ses émissions plafonnées. Selon le Conseil international pour un transport propre (ICCT), les véhicules outre-Rhin émettent 147 grammes de CO2/km en moyenne contre 132 grammes pour l’Union entière. « Toute l’industrie automobile allemande n’est pas contre cette législation, tempère néanmoins Matthias Groote. Au Salon automobile de Genève, Volkswagen a par exemple annoncé qu’il pourrait atteindre l’objectif pour 2020. Ce sont Daimler et BMW qui s’opposent au texte. »

Malgré les efforts déployés, le lobby fait chou blanc. En avril 2013, la commission environnement du Parlement se prononce en faveur du maintien des objectifs. Deux mois plus tard, c’est l’accord du trilogue (Commission, Parlement et Conseil). Reste aux Etats membres à statuer.

L’Allemagne cherche des alliés

C’était sans compter l’intervention de la chancelière. Le moment du vote venu, Angela Merkel demande un report qui lui est accordé. Un délai qui ne s’avérera pas inutile. Pendant trois mois, les autorités allemandes travaillent à réunir une minorité de blocage pour contrer la législation. Certains alliés sont gagnés d’avance : c’est le cas de la Hongrie, de la Slovaquie et de la République Tchèque, toute trois dépendantes des industries automobiles allemandes. D’autres lui emboîteront finalement le pas : la Pologne, le Portugal, ou encore le Royaume-Uni. Assez pour retoquer la proposition le 15 octobre dernier. Réunis à Luxembourg, les ministres de l’Environnement acceptent de réviser l’accord. Mais pourquoi diable l’Allemagne s’est-elle réveillée au tournant de l’été ? Histoire de calendrier sans doute. Pas question en effet de menacer des emplois à la veille des élections au Bundestag de septembre. Pas question non plus de se mettre à dos des industriels riches et potentiellement généreux. Selon une information du Spiegel, la famille Quandt/Klatten qui détient 46,7% du groupe BMW aurait en effet versé 690 000 euros à la CDU, l’Union chrétienne-démocrate, – le parti d’Angela Merkel – le 9 octobre. Un geste de remerciement pour le blocage de la réglementation européenne ? « BMW a toujours aidé à financer la CDU, je ne crois pas qu’il y ait un lien. En tout cas j’espère qu’il n’y en a pas », confie Matthias Groote.

Une France mi-figue mi-raisin

Que dire enfin des Etats membres – outre les pays de l’Europe de l’Est - ralliés à l’Allemagne pour former la minorité de blocage ? « L’Allemagne a menacé l’aide financière européenne accordée au Portugal dans le cadre de la crise », croit savoir Greg Archer. Quid encore du Royaume-Uni ? « Il aurait négocié en échange de promesses de concessions sur le sujet de l’Union bancaire (la réforme qui vise à éviter la répétition des crises dans la zone euro) », confie Matthias Groote en citant le Spiegel. Et la France dans tout ça ? Officiellement, elle est opposée à une révision du texte – deux ministres dont Arnaud Montebourg ont appelé l’Elysée à ne pas céder aux intérêts allemands – mais semble se rétracter petit à petit : « Vu les déclarations de François Hollande à la conférence environnementale, on pourrait se dire que la France devrait avoir une position claire sur la limite des émissions de CO2 du parc automobile. Mais ce n’est pas le cas », estime Sandrine Bélier, eurodéputée (Europe Ecologie - Les Verts). « Ils veulent remettre du liant dans le moteur franco-allemand », pense Sophie Auconie.

Que va-t-il se passer maintenant ? Le Parlement doit se prononcer sur le blocage allemand la semaine prochaine. Dans le pire des cas, le bébé serait remis entre les mains de la Commission qui devra plancher sur une nouvelle mouture. De quoi repousser l’échéance à 2015. « Cela donnerait un très mauvais signe au reste du monde sur l’engagement de l’Union européenne lors de la prochaine réunion internationale sur le climat. Beaucoup de régions font des efforts et nous, nous reculons », déplore Matthias Groote.


Des constructeurs pas si loin du compte

A en croire, l’ONG Transport & Environnement, il s’agit presque là d’un faux débat. Car, affirme-t-elle, les constructeurs sont en très bonne voie pour atteindre les objectifs. Toyota, Fiat et Peugeot-Citroën avaient notamment déjà passé le seuil des 130g CO2/km, quatre ans avant la date butoir. L’Association des constructeurs automobiles européens (Acea) le confirme par mail : « Grâce à de gros efforts entrepris par l’industrie et des millions d’euros d’investissement en R&D, le secteur est bien parti pour respecter les objectifs de réduction de CO2 fixés pour 2015. » Et pour 2020 ? « Comme les actions les plus efficaces ont déjà été entreprises, s’approcher des 95 grammes en 2020 demandera des investissements techniques encore plus importants », souligne l’association qui appelle l’Europe à préserver la compétitivité de ses constructeurs. Renault réclame des délais supplémentaires mais n’est pas opposé à la législation. Reste les récalcitrants allemands. En mai, le boss de BMW Norbert Reithofer a souligné que les normes européennes seraient « impossibles à atteindre » sans des investissements monstres dans des technologies de pointe.