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En s’alliant, paysans, meuniers et boulangers défient le marché du blé
lundi, 8 juillet 2013 / Amélie Mougey

Jusqu’ici contraints par la loi du marché, l’agriculteur enfilait souvent les habits du trader, le meunier ceux du spéculateur et le boulanger subissait le tout. Dans l’ouest, la filière s’est unie pour stopper la volatilité des prix.

Et si la volatilité des cours du blé n’était pas une fatalité ? Et si pendant quelques années les agriculteurs, meuniers et boulangers pouvaient souffler ? Lassés de se faire mener à la baguette par le marché, du champ aux fourneaux, une centaine d’acteurs de la filière blé se sont unis pour reprendre la main sur les prix. Cet été, les 116 agriculteurs signataires du pacte Blé agri-éthique, mis en place par la Cavac, une coopérative agricole de l’ouest, moissonneront leur première récolte à tarifs fixes. En Vendée et en Deux-Sèvres, 4 000 hectares échapperont ainsi, pour au moins trois ans, à la toute puissance de la place de Chicago.

Diminuer le stress et préserver des emplois

« On voulait en finir avec cette impression de ne rien maîtriser », explique Ludovic Brindejonc, directeur général de Blé Agri-éthique France. Depuis dix-huit mois, ce responsable de la Cavac travaille sur la mise en place d’un système qu’il présente comme « gagnant-gagnant ». Pour lui, lutter contre la volatilité des prix revient à « diminuer le stress des agriculteurs, sécuriser l’activité de toute la filière, minoteries et boulangeries incluses, et en bout de chaîne, protéger des emplois ». Sans oublier l’environnement. « En contrepartie de cette sécurité, les agriculteurs s’engagent à mettre en place une action qui protège l’eau, l’air ou les sols », poursuit Ludovic Brindejonc. Sur quelques parcelles déjà, des épandages issus d’une unité collective de compostage ont remplacé les engrais chimiques.

Des bénéfices d’image plutôt que financiers

Indépendants et responsables, oui mais à quel prix ? Avant de s’engager, agriculteurs et meuniers ont sorti leur calculette. La coopérative ne communique pas le prix auquel elle achètera le blé agri-éthique, en revanche on sait qu’elle le revendra un peu plus de 200 euros la tonne. En ce moment, le tarif en vigueur avoisine les 195 euros, les meuniers seront donc légèrement perdants. Oui mais sur la durée ? Ces cinq dernières années, Philippe Bertrand, à la tête de la minoterie vendéenne qui porte son nom, a acheté son blé tantôt 130, tantôt 270 euros. La moyenne obtenue se situant un peu au-dessus du prix proposé par Agri-éthique, le meunier a signé. Afin d’établir le prix fixe de rachat du blé aux agriculteurs, la Cavac a fait le même calcul, « le montant retenu est à peu près équivalent à la moyenne sur ces cinq dernières années », glisse Ludovic Brindejonc.

Ni perte, ni profit donc. Les signataires mettent en avant d’autres motifs que les bénéfices financiers. « Ce pacte permet de donner de la visibilité aux actions de développement durable qu’on met en place depuis quatre ans », explique Olivier Chauvin, co-fondateur de l’entreprise Tradeoz, une boulangerie industrielle qui fournit la restauration. Ardent partisan du circuit court et de l’agriculture raisonnée, l’entrepreneur, premier boulanger signataire du pacte, s’est engagé à acheter sa farine et vendre ses baguettes au même prix pendant trois ans. « On paie le blé plus cher, mais ça a du sens et on le fait valoir auprès des clients. » Comme lui, la plupart des signataires de Blé agri-éthique sont déjà engagés dans une démarche RSE (Responsabilité sociétale des entreprises). « Ce pacte est plus qu’un label, c’est un nouveau système », tient à préciser Ludovic Brindejonc.

« Le blé je ne le revends pas, je l’écrase, voilà mon métier »

En bouleversant son mode de fonctionnement, à travers une filière dédiée, la coopérative gagnera elle aussi en stabilité. « Quand les cours étaient élevés, j’avais pris l’habitude d’acheter du blé tous les quinze jours », confirme Philippe Bertrand. En attendant de pouvoir s’approvisionner en blé « agri-éthique », le meunier vendéen signe des dizaines de contrats par an, contre un seul il y a quelques années. « Mais je n’ai pas les moyens de faire autrement », confie-t-il. Certains mois, quand les prix flambent, le moulin de la famille Bertrand ne rapporte rien. Pourtant le patron est vigilant. Chaque jour, il scrute les fluctuations des marchés pour acheter son blé au meilleur moment.

Son activité de trader s’arrête là. Contrairement à ses plus gros concurrents, le meunier refuse d’acheter du blé pour le revendre. « Le blé, je l’écrase, voilà mon métier », abrège-t-il. De toute façon, sa minoterie, qui fournit les boulangeries et pizzerias alentours, est trop petite pour boursicoter. Et le meunier refuse catégoriquement un regroupement pour s’y adonner. « Qu’on fasse ce genre d’opération sur les voitures ou les vêtements pourquoi pas, mais quand il s’agit de ce qui nous nourrit, ça ne me plaît pas », explique-t-il. Lassé de subir, impuissant, les répercussions des sécheresses américaines et des incendies russes, le meunier a rejoint la filière Blé agri-éthique sans hésiter. Pour autant, il refuse pour l’instant de s’y fournir en intégralité. « En cas de chute des cours, la concurrence baisserait ses prix et je resterais sur la touche », se justifie-t-il.

Convaincre plus de céréaliers ? Pas gagné

L’emprise du marché reste également tenace chez les agriculteurs. Beaucoup conçoivent le pacte agri-éthique comme une simple assurance et aucun n’y engage plus de 20% à 30% de sa récolte. Ludovic Brindejonc s’en contente largement. « On n’ira pas au-delà », affirme l’opérateur du projet « comme ça, même les mauvaises années, les agriculteurs seront capables d’honorer leur contrat. »

Afin d’atteindre l’objectif que le directeur général de Blé agri-éthique s’est fixé – passer de 30 000 à 100 000 tonnes de blé vendu à prix fixe en trois ans – il faudra donc convaincre plus de céréaliers. Et ce n’est pas gagné. Certains se sont habitués à jouer avec le marché. Didier Guillonneau, pourtant déjà converti à l’agriculture raisonnée, a préféré ne pas s’engager. « Si les prix étaient à la baisse j’aurais sans doute signé, mais comme en ce moment ils montent, je ne voyais pas l’intérêt », reconnaît le viticulteur-céréalier. « Car on a pris l’habitude de compenser les mauvais chiffres du vin avec les hausses du cours du blé », poursuit-il. Conscient de ces réticences, le directeur de Blé agri-éthique reste néanmoins confiant. Une fois la filière blé éprouvée, Ludovic Brindejonc s’imagine déjà décliner son alternative au marché à de nouvelles filières comme le lait, la viande et d’autres céréales dont les tarifs sont aujourd’hui malmenés.