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« L’Etat ne doit pas confisquer le préjudice écologique ! »
mercredi, 22 mai 2013 / Corinne Lepage /

Avocate, ancien Ministre de l’Environnement, Présidente de Cap21.

, / Christian Huglo /

Avocat au Barreau de Paris spécialiste du droit de l’environnement, associé fondateur du cabinet Huglo Lepage Associés Conseil.

Deux avocats spécialistes du droit de l’environnement dénoncent l’inscription de la notion de « dommages causés à l’environnement » dans le Code civil.

La récente proposition de loi adoptée par le Sénat le 16 mai dernier visant à inscrire la notion de « dommages causés à l’environnement » dans le Code civil devrait réjouir tous les défenseurs de l’environnement. Il devrait s’agir d’une forme de consécration destinée à assurer la pérennité d’une notion qui avait été dégagée par la jurisprudence.

Malheureusement, il s’agit en réalité d’une régression sous forme de confiscation au profit de l’Etat de la réparation d’un préjudice qui doit appartenir à tout le monde et non à une seule personne morale de droit public, la plus éminente certes, mais sans doute celle aussi qui est la première à en légaliser les atteintes.

Expliquons-nous brièvement sur ce dernier point. L’Etat est entrepreneur, transporteur, principal promoteur des centrales nucléaires ou des OGM, amoureux hésitant des gaz de schiste. Serait-il le mieux placé, dans ces conditions, pour assurer une réparation. On peut en douter. A minima, il conviendrait d’inventer dans cette perspective que l’on pourrait appeler le dédoublement fonctionnel !

A quoi sert ce texte ?

Et tout d’abord, à quoi bon ce texte puisque l’arrêt de la Cour de cassation a très clairement tranché l’étendue du préjudice écologique, le mode de calcul et les personnes habilitées à le réclamer ? Certes, la proposition du sénateur Retailleau, déposée le 23 mai 2012, reprenait pour une large part une proposition faite par le groupe de travail Lepage et remis à Jean Louis Borloo en 2007. Cette proposition avait été formulée à une époque où ni l’arrêt de la Cour d’appel ni a fortiori celui de la Cour de cassation n’avaient été rendus. En conséquence, faire intervenir le législateur après la jurisprudence Erika aurait dû n’avoir comme objectif que de conforter et renforcer les principes dégagés par la jurisprudence.

Tel n’est pas le cas. Le projet de loi adopté par le Sénat le 16 mai dernier en première lecture ajoute au Code civil deux articles :

- L’un concernant l’obligation de réparer le dommage à l’environnement par toute personne qui cause un dommage ;

- L’autre affirmant que la réparation de dommages à l’environnement doit s’effectuer prioritairement en nature

La première disposition est un progrès. Un texte aussi large que celui-ci : « toute personne qui cause un dommage à l’environnement est tenue de le réparer » signifie clairement que la réparation n’est pas liée à une faute dès lors que l’atteinte est constatée. Et surtout il veut dire que la réparation est en quelque sorte ouverte et concerne l’équilibre écologique atteint.

Tout s’éclaire lorsque l’article suivant, après avoir affirmé que la réparation du dommage à l’environnement s’effectue prioritairement en nature et prévoit que si cette réparation en nature n’est pas possible, une compensation financière devrait être versée à l’Etat ou un organisme désigné par lui et dont la tâche sera d’assurer la protection de l’environnement. Et c’est là précisément que le bât blesse et ce, doublement :

- D’une part, l’Etat est souvent réticent à réclamer le préjudice écologique pour ne pas gêner tel ou tel intérêt économique et dans tous les cas, même s’il le faisait, rien ne garantit l’allocation des ressources financières à la remise en état des milieux ;

- D’autre part, et surtout, il existe une différence entre la notion de dommages à l’environnement et celle de préjudice causé par un dommage à l’environnement. Dans le premier cas, il s’agit de constater une atteinte et de vérifier si cette atteinte peut être identifiée et reliée au comportement d’une personne ou même de plusieurs personnes. Dans le second cas, il s’agit de déterminer les personnes qui ont droit à réparation. Or, un dommage à l’environnement, s’il est important, concerne généralement plusieurs personnes. S’il est causé dans l’atmosphère internationale ou dans les eaux internationales, il peut affecter plusieurs Etats, les collectivités publiques qui en dépendent et leurs citoyens. S’il est causé sur un espace déterminé dépendant de la juridiction d’un Etat, chaque victime en a sa part mais personne ne l’a tout entier. L’Etat, les collectivités publiques affectées, les entreprises, les syndicats, les associations, les particuliers touchés ont droit sans aucun doute à une part de la réparation qui doit être calculée en fonction de leur participation à la protection de l’environnement atteint ou détruit.

Risque de régression

Or, dans la rédaction adoptée, le risque est grand de voir toute autre personne physique ou morale exclue du droit à réparation en cas d’impossibilité de réparation en nature. L’interrogation est d’autant plus forte qu’une dernière disposition dans le projet de loi adopté par le Sénat précise que les dépenses exposées pour prévenir la réalisation d’un dommage ou en éviter l’aggravation ou en réduire les conséquences peuvent donner lieu à versement de dommages et intérêts lorsqu’ils ont été utilement engagés. L’idée de réparer les dommages préventifs est une bonne idée mais ne conduit elle pas à limiter aux seules personnes qui auraient contribué à limiter le dommage le droit de réclamer en justice au titre des dommages et intérêts.

Bref. Ce texte qui apparaît comme une avancée recèle un risque de régression considérable que la mission créée par la Garde des sceaux pour mieux évaluer les dommages renforce. Pourquoi une telle mission alors que le Parlement est déjà saisi et surtout pourquoi confier à des juristes et des universitaires, même éminents, le soin de revenir sur ce que la Cour de cassation a parfaitement jugé ?

L’affaire Erika oubliée ?

En effet, le droit n’a pas attendu cette mission puisque la réparation du dommage écologique a été imaginée par le juge depuis près de trente ans. La question, déjà ancienne, a déjà été soumise au juge dans de grandes affaires de pollution internationales, qu’il s’agisse du juge répressif ou du juge civil et même de façon plus récente par le Conseil constitutionnel et cela dans une perspective beaucoup plus rationnelle et beaucoup plus adaptée à la fonction réelle du droit de l’environnement. En effet, la prévention est aussi importante que la réparation et les deux sont parfaitement liées par le juge comme par les principes du droit de l’environnement. Dans le domaine de l’environnement ou la santé, il vaut mieux prévenir que guérir. L’état actuel de la planète laisse évidemment à penser que ce qui est vrai aujourd’hui sur ce point le sera encore beaucoup plus fortement demain.

Des lors qu’il avait été confronté à cette notion, le juge avait pris la précaution de gérer simultanément ou tout au moins conjointement les deux techniques de prévention et de réparation.

On ne voit pas très bien l’utilité d’une seule loi qui vise le Code civil pour consacrer ce que le juge avait commencé et qu’il a d’ailleurs solennisé dans l’affaire de l’Erika. La décision de la Cour de cassation du 25 septembre 2012 a été abondamment commentée et saluée comme consacrant définitivement ce droit de réparation dans les conditions dans lesquelles l’avait réalisé la Cour d’appel de Paris dans sa décision de mars 2010. En réalité, le jeu est pipé. Le seul intérêt de consacrer une réparation non symbolique des atteintes à l’environnement est évidemment de le préserver et donc de dissuader les pollueurs potentiels. En cantonnant la réparation, c’est l’objectif inverse qui est atteint puisque les acteurs les plus vigilants ne pourront plus prétendre au droit à réparation. Avec l’Etat, c’est la faculté de négocier, transiger voire renoncer qui s’ouvre. De plus, il est utile de souligner que la loi du 1er août 2008 dite de transposition de la directive 2004/35 du 27 avril 2004 qui visait la réparation des dommages à l’environnement ne crée des devoirs que vis-à-vis de l’administration. Pour toutes les pollutions postérieures à 2007, cette loi a minima, pour intéressante qu’elle semble sur le plan théorique, n’a nullement rempli son office.

En réalité, ce texte symbolique n’apporte guère par rapport à l’arrêt Erika, recèle des risques et ne traite pas les vrais sujets  : la prescription des pollutions d’origine ancienne, l’inertie de l’Etat, la question des expertises…

Dans un monde où la société civile est devenue le seul contre-pouvoir efficace, cantonner à l’Etat le droit de demander la réparation du préjudice écologique conduit à une régression majeure de l’édifice jurisprudentiel patiemment construit depuis trente ans.