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« Aller plus vite pour avoir plus de temps pour soi, ça ne fonctionne pas »
jeudi, 31 janvier 2013 / Isabelle Hartmann

Spécialiste de l’accélération de la société, le sociologue allemand Hartmut Rosa pointe les conséquences du « toujours plus vite » sur nos vies et la planète. Et lance des pistes pour nous aider à ralentir.

Sociologue et politologue allemand, il fait partie des héritiers de l’Ecole de Francfort, mouvement apparu dans les années 1920 qui s’inscrit dans un champ interdisciplinaire, entre philosophie, sociologie, culture, esthétique et histoire.

Terra eco : Dans le métro, ce matin, la plupart des voyageurs utilisaient leur temps libre à envoyer des SMS, jouer ou lire les infos sur leur téléphone portable. Que voyez-vous dans ces comportements ?

Hartmut Rosa : C’est une évolution radicale qui se déroule sous nos yeux. Nous expérimentons désormais le monde à travers des écrans : nous communiquons, nous travaillons, nous nous informons par leur biais. Nos sens perdent de leur pertinence, on regarde et on ressent moins ce qui se passe autour de nous.

D’où viennent ces habitudes ?

L’un des éléments caractéristiques de la société moderne est l’accélération permanente. Nous avons conscience que le temps est limité et l’impression de ne jamais en avoir assez pour faire tout ce que nous pensons devoir faire. Nous essayons donc de multiplier les choses réalisées au cours d’une « unité de temps » – par exemple pendant un voyage, puisque nous passons de plus en plus de temps dans les transports, en particulier pour aller au travail. Le « multitasking » (le fait pour une seule personne d’exécuter simultanément plusieurs tâches différentes, ndlr) permet d’utiliser ce temps à disposition, et les nouvelles technologies le rendent possible.

Est-ce vraiment nouveau ? Etre efficace a toujours été l’un des désirs de l’homme. Les Romains pavaient leurs routes pour que leurs troupes avancent plus vite…

Militairement, l’accélération a toujours été importante : il fallait atteindre un endroit avant l’ennemi. Mais ce n’est pas vrai pour la vie de tous les jours. Des études sociologiques ont montré que la vie dans les campagnes n’a presque pas évolué durant six cents ans, entre 1300 et 1900 environ. Les paysans avaient leurs habitudes, leurs traditions, leur charge de travail. Une fois le travail fini venait le temps du repos. Aujourd’hui, nous choisissons d’aller toujours plus vite : nous prenons le TGV, l’avion, voulons un ordinateur plus rapide et un Internet plus performant, avec l’argument que cela nous permettra de mener à bien plus de choses plus vite, afin d’avoir finalement plus de temps pour nous. Mais cela ne fonctionne pas. La solution à notre manque de temps ne réside donc pas dans de nouvelles technologies. Pourtant, nous tombons tout le temps dans le panneau et choisissons l’accélération ! Mais cela ne fait finalement que deux cents ans que nous avons pris cette voie.

Comment en est-on arrivés là ?

De grandes évolutions, à partir de la fin du XVIIIe siècle, marquent le début de l’âge moderne. La première, c’est que les ressources de la société sont distribuées selon un principe économique de concurrence et de performance. Dans les sociétés anciennes, le roi était le chef, par naissance. Il n’y avait donc pas de concurrence. Dans la société moderne, le chef est celui qui s’est imposé dans la compétition politique. Le meilleur, le plus performant – c’est-à-dire, selon la définition de la performance, celui qui accomplit le plus de choses en une unité de temps – remporte la mise. Cela vaut pour presque tout. La deuxième raison est l’évolution des principes stabilisateurs de la société. Aujourd’hui, celle-ci doit accélérer non pour pallier un manque mais garantir le statu quo.

C’est la base du système capitaliste. Sans innovation et croissance, nos emplois disparaissent et notre système social s’écroule. C’est en tout cas ce que l’on entend de toutes parts ! Enfin, il y a une explication culturelle : l’accélération est un ersatz de vie éternelle. Comme on ne croit plus guère en une vie après la mort, on veut tout faire avant de mourir. Plus on voit de choses, plus on a l’impression d’avoir rempli sa vie, d’avoir été performant dans son « utilisation ». Les possibilités offertes par des transports toujours plus rapides y sont évidemment pour quelque chose. Chaque année, 2,8 milliards de personnes voyagent en avion… Un autre chiffre est intéressant : dans les années 1960, les vacanciers passaient en moyenne trois semaines dans un lieu. Aujourd’hui, cette moyenne est de moins de trois jours !

Justement, qu’est-ce qui s’est accéléré de manière mesurable ?

L’accélération a touché trois domaines distincts. Le premier est celui des technologies : transports, communications et moyens de production. La révolution industrielle a été celle de la vitesse. On n’a pas voulu inventer un nouveau modèle de pull, mais faire le même pull plus vite qu’avant. L’accélération a aussi touché les comportements sociaux. Parce que tout bouge plus vite aujourd’hui, il faut être plus flexible, mémoriser plus de choses. Il est prouvé que nous mangeons plus vite, que nous raccourcissons nos pauses. Même la sieste est plus courte ! Le troisième domaine est évidemment le rythme de vie et l’habitude prise du « multitasking ».

Quelles conséquences cela a-t-il pour une société ? Y a-t-il une limite à cette accélération ?

Je serais très prudent là-dessus. L’histoire nous a montré que les frontières sont aisément repoussables et que l’on peut s’habituer à bien des choses, psychiquement et physiquement. Lorsque le chemin de fer a été inventé, plusieurs études concluaient que le corps humain ne pouvait supporter plus de 30 km/h ! Plus sérieusement, notre vision s’est adaptée à la vitesse. Aujourd’hui, les enfants apprennent automatiquement à regarder au loin quand ils sont dans un train, parce que cela donne moins mal à la tête. Auparavant, le regard des voyageurs était fixé sur les rails. Cela dit, l’accélération nous met émotionnellement sous pression. Nous sommes constamment confrontés à des événements très différents. A l’arrêt de bus, on va remarquer deux enfants en train de jouer, des adultes se disputant, tout en lisant sur notre smartphone qu’il y a la guerre en Syrie et apprendre par mail qu’un ami est décédé. Comme le faisait déjà remarquer le sociologue Georg Simmel (1) au XIXe siècle, à propos de la vie en ville, cette quantité d’impacts contradictoires conduit à réagir de manière blasée à son environnement.

N’y a-t-il pas de limites écologiques à l’accélération ?

C’est possible, en particulier en ce qui concerne les transports, puisqu’ils sont dépendants des énergies fossiles. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que l’accélération est à la base des problèmes écologiques. C’est parce que les molécules sont mises en mouvement par notre activité sur terre, qu’elles créent, par leur déplacement, de la chaleur et réchauffent l’atmosphère. C’est parce que l’homme pêche plus vite que les poissons ne se reproduisent qu’existe le problème de la surpêche. Même chose pour la déforestation.

Est-il possible de ralentir une société habituée à aller toujours plus vite ? On ne peut pas revenir à un Internet lent !

Non, personne ne le souhaite. La volonté d’aller plus vite va de pair avec l’idée de progression, d’une montée en puissance permanente. Chacun cherche à élargir ses possibilités. J’ai demandé à des personnes ce qu’elles souhaitaient à Noël. Beaucoup voulaient quelque chose démultipliant leurs activités possibles. Pourquoi un Ipad ? Parce que je peux faire plein de choses avec ! Pourtant, beaucoup sentent diffusément que cela ne peut pas fonctionner à la longue. Les magazines sont d’ailleurs plein de conseils de « mieux vivre sa vie », « profiter de soi »… On n’atteint le bonheur qu’en réalisant, concrètement, une option – non pas en ayant seulement la possibilité de la concrétiser. Or, on en réalise de moins en moins, car on a de plus en plus d’options. Pour ralentir la société, il ne faut donc pas ralentir Internet : il faudrait plutôt revoir la façon dont nous nous approprions les options à notre disposition.

Et comment ?

Je pense qu’il faut des changements économiques, pour freiner la pression constante de la croissance, et parallèlement une évolution de la politique sociale. Celle-ci consiste à distribuer les revenus de la croissance : je pense qu’un salaire minimum d’existence libérerait les hommes de la logique permanente de compétitivité. Cela n’empêcherait cependant pas d’avoir des incitations économiques pour ceux qui souhaitent s’offrir un peu de luxe. Enfin, il faut de nouveaux indicateurs de bien-être. L’immense majorité de ceux que l’on emploie aujourd’hui sont basés sur l’idée de « plus ».

Cela peut-il vraiment fonctionner ?

Le principe de l’âge moderne a été de dire : définissons nous-mêmes notre monde et nos modes de vie. Ne nous laissons pas dominer par une église, un roi ou la nature. Aujourd’hui, nous décidons s’il fait jour, nuit, froid ou chaud dans notre appartement. Et nous devrions croire que nous ne pouvons plus rien maîtriser ? Que cette accélération – que nous avons choisie et mise en œuvre pour nous libérer de contraintes – nous contrôle ? Nous devrions capituler ? C’est improbable. Nous devons garder comme compas le principe de la modernité : la volonté de vivre librement.

Pourtant, vous disiez tout à l’heure que la nature va nous imposer des limites. Nous ne pourrons donc pas tout maîtriser.

C’est la grande question. Je ne crois pas que la logique de progression va être freinée parce qu’une partie des ressources s’épuisent. L’homme va continuer d’essayer de dompter la nature pour continuer de croître. —

(1) Sociologue et philosophe allemand (1858-1918).


En dates

1965 Naissance à Lörrach, en Allemagne

1989-1990 Etudes à la London School of Economics, à Londres

1997 Doctorat en sciences sociales à l’université Humboldt, à Berlin

Depuis 2005 Professeur de sociologie générale et théorique à l’université Friedrich-Schiller, à Iéna

2006 Reçoit le Thüringer Forschungspreis, prix qui récompense les meilleurs travaux en recherche fondamentale et en recherche appliquée

Aliénation et accélération (La Découverte, 2012)

Accélération (La Découverte, 2010)


Le TGV chinois ne se fixe plus de limites

Il suffit désormais de huit heures pour traverser la Chine du nord au sud, de Pékin à Canton. Petit détail, il faut grimper dans un TGV (le « gaotié ») lancé à 300 km de moyenne et parcourir 2 300 km, soit l’équivalent d’un Marseille-Hambourg-Marseille pour arriver à destination. Avec cette prouesse industrielle et technologique, le voyageur peut « gagner » quatorze heures, au regard de la vitesse des rames actuelles, et à condition, bien entendu, de pouvoir s’acquitter du prix du billet (de 105 à 365 euros). L’ambitieux programme qui fait de la Chine le plus grand réseau ferré à grande vitesse de la planète est censé désenclaver le pays. D’ici à 2015, 18 000 km de voies ferrées devraient parcourir l’empire du Milieu. Mais ces travaux titanesques ont un coût. L’endettement du ministère des Chemins de fer chinois est estimé à 260 milliards d’euros. —


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