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« Tout ce qui fait sens dans notre existence est gratuit »
jeudi, 20 décembre 2012 / Simon Barthélémy

Disparition des tensions, partage des connaissances… Pour le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux, la suppression du rapport marchand a des bienfaits insoupçonnés.

Jean-Louis Sagot-Duvauroux est philosophe, écrivain et dramaturge.

Terra eco : Qu’est-ce qui vous paraît essentiel dans la gratuité ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux : La suppression du rapport marchand dans une activité humaine. Dans les transports, l’absence de contrôles produit convivialité et sécurité, notamment chez les jeunes. Le Stif (Syndicat des transports d’Ile-de-France) a ainsi observé que le dézonage des passes Navigo le week-end (qui permet de voyager partout dans la région avec son forfait habituel, ndlr) a eu des effets formidables : les tensions ont baissé à la gare du Nord, car les gens viennent à Paris en règle. Et on ne peut pas non plus négliger l’aspect du pouvoir d’achat.

Qu’est-ce qui devrait être gratuit ?

Les grandes avancées de la gratuité sont liées au sentiment d’un droit. Dès qu’on a affirmé que chacun devait apprendre à lire et à écrire, la question de la gratuité s’est posée, car que faire pour les gens qui ont les poches vides ? Puis, on a estimé que personne ne devait mourir devant une pharmacie. On a alors remboursé les médicaments. Il n’est pas impensable d’imaginer la même chose pour le logement, si on pense que les gens ne doivent pas dormir dehors. Internet pose, par ailleurs, la question de la connaissance comme bien commun de l’humanité. Au Mali, les gens qui piratent n’ont pas le sentiment de fauter, mais de rééquilibrer le monde, après des siècles de piratage de leur pays. Si tous les savoirs liés à la santé humaine étaient en accès libre, cela entraînerait une économie totalement différente.

L’heure est toutefois plutôt au recul des biens publics…

Oui. Il est préoccupant de voir la façon dont les représentations marchandes occupent les esprits. Le « rien n’est gratuit » revient sans cesse. Pourtant, tout ce qui fait sens dans notre existence est gratuit : une puéricultrice s’occupe d’enfants moyennant finances, mais le soir, elle fait la même chose gratuitement pour les siens. A la fin du XIXe siècle, on n’a eu aucun problème à parler d’école gratuite. On savait que cela représenterait une lourde charge fiscale, mais le libre accès l’a emporté. Aujourd’hui, cela coince même chez des gens de gauche. Néanmoins, la crise modifie le sentiment public sur la marchandisation des rapports humains. On voit se multiplier des pratiques comme les zones de gratuité. Et Internet ouvre des possibilités nouvelles d’échanges et d’élaboration collective des connaissances, grâce à du temps consacré gratuitement.

Les conditions politiques qui ont permis l’école publique ou la Sécurité sociale peuvent-elles être réunies ?

Ces deux grandes conquêtes de la gratuité ont eu lieu lors de mobilisations politiques exceptionnelles – le retour de la République, la Libération –, propices à l’innovation. Des choses sont possibles au niveau local. Mais on a un consensus sur le fait qu’on ne peut changer de système. La droite est contre une augmentation du Smic, le Parti socialiste propose un coup de pouce, le Front de gauche veut le porter à 1 700 euros, mais pour tous, la clé du bonheur, c’est la consommation. La gratuité représente au contraire un changement de système. Si elle est plutôt connotée à gauche, ce sont des villes de droite qui ont lancé la gratuité des transports. Et quand elle s’instaure, elle devient quasi irréversible. —


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