https://www.terraeco.net/spip.php?article47405
L’avalanche du gratuit
jeudi, 20 décembre 2012 / Simon Barthélémy

Il y a peu, ce qui était gratis, bénévole ou libre, c’était l’école et la santé. Aujourd’hui, ce sont les logiciels, l’info, la musique et même les bus. Parce que c’est moral ? Pas seulement. Parce que c’est rentable, aussi ! Enquête sur un concept qui navigue entre sens de l’histoire et sens des affaires.

Donne, le consommateur te le rendra : de l’économie à l’ère d’Internet, telle semble être la nouvelle loi. Les success stories du numérique sont en effet fondées sur la gratuité pour l’usager : Facebook, Twitter, et surtout Google. La capitalisation boursière de ce dernier a récemment dépassé celle de Microsoft. Son logiciel libre Android équipe 75 % des smartphones vendus dans le monde, son moteur de recherche est devenu l’ami public n° 1 en offrant à la terre entière l’accès libre, légal ou non, à tout : musique, livres et vidéos. Abécédaire de Gilles Deleuze, Gangnam Style ou gags de chats : Youtube (filiale de Google) débite de la culture à gogo(s). Quand il ne fournit pas lui-même les contenus, l’internaute et son temps de cerveau disponible sont monnayés aux annonceurs. Chaque recherche sur Google Maps ou Google Actualités, chaque message envoyé via Gmail, sont des mines d’information pour ces publicités ciblées qui rapportent gros(gle) : 20 milliards de dollars (15,4 milliards d’euros) encaissés au premier semestre 2012 par la multinationale, soit plus que les recettes pub de l’ensemble de la presse papier américaine !

La gratuité financée par la pub, TF1 ou les radios privées le font depuis une paye. Cela n’a, a priori, rien de nouveau. Sauf que de nouveaux modèles gratuits/libres/abondants (rayez la mention inutile) sonnent le glas de leurs ancêtres payants/rares/propriétaires. Ebay a tourné la page des petites annonces, Wikipédia enterré les encyclopédies Larousse et Encarta, Free court-circuité France Télécom, Radiohead vendu son album In Rainbows à prix libre. Bientôt, Linux et les logiciels « open source » gratuits pourraient détrôner les licences de Microsoft.

Et ce n’est qu’un début, prophétise Chris Anderson, dans son livre Free ! Entrez dans l’économie du gratuit (Pearson, 2009). Pour ce journaliste, ancien rédacteur en chef du magazine américain Wired, la gratuité va, tôt ou tard, s’imposer. D’abord parce qu’Internet, en plaçant les entreprises en concurrence avec des biens et des services gratuits, les oblige à s’aligner. Ensuite car la loi de Moore (exprimée en 1965 par l’ingénieur Gordon Moore) s’impose, selon l’auteur, dans tous les secteurs de l’économie : la puissance des processeurs double chaque année, donc leurs coûts sont réduits de moitié, donc tous les prix vont tendre vers zéro, puisque nos agents de voyage, nos traders ou nos banquiers sont remplacés par des logiciels.

L’empire de la rareté contre-attaque

Faisant preuve d’un bel optimisme, Chris Anderson affirme que les énergies renouvelables (potentiellement gratuites), les nanotechnologies (qui pourraient se reproduire elles-mêmes) ou encore les imprimantes 3D (permettant la fabrication d’objets à domicile) accéléreront ce basculement. Cela reste à voir, même en 2D : le pic du pétrole, ou encore la pénurie de terres rares indispensables aux bidules high-tech, posent des limites physiques à la gratuité.

D’autre part, l’empire de la rareté contre-attaque. « L’idéologie de la gratuité aura une durée de vie encore plus brève que celle du communisme », raille même Olivier Bomsel, directeur de la chaire ParisTech d’économie des médias et des marques. Après la tentative de brider le piratage en s’en prenant aux consommateurs – « tentative maladroite et schizophrène », selon cet ancien membre de la commission Olivennes, à l’origine de la loi Hadopi –, un tournant a été pris l’an dernier, estime-t-il : la fermeture par le FBI du site de téléchargement Megaupload et la condamnation d’Ebay (attaqué par L’Oréal pour avoir laissé en vente des contrefaçons sur son site), ont visé les « vrais bénéficiaires de la fraude : les intermédiaires – fabricants d’équipements, hébergeurs, fournisseurs d’accès à Internet – qui vendent leurs produits grâce à elle ».

« Barbares du Net »

Las, Kim Dotcom, le patron allemand de Megaupload, lance en janvier 2013 Mega, une nouvelle plateforme de téléchargement. La fermeture de son site, au début de l’année 2012, aurait même été contre-productive pour la création : selon une étude récente (1), elle aurait affecté la fréquentation des films distribués dans moins de 500 salles, qui bénéficiaient du bouche à oreille digital sur les sites pirates.

Quant aux sites légaux de musique en streaming, ils comptent en fait beaucoup moins d’abonnés que d’auditeurs libres. Un bilan encore insuffisant pour payer correctement les artistes. Et d’ailleurs, pourquoi payer ce que l’on peut avoir, licitement ou pas, sans débourser un sou ? Selon une enquête récente de l’Atelier BNP Paribas (2), la « cellule de veille » du groupe bancaire, 82 % des jeunes pensent que tous les contenus culturels devraient être accessibles gratuitement sur Internet. Pour Philippe Torres, directeur conseil et stratégie numérique de l’Atelier BNP Paribas, la gratuité est dans « l’ADN d’Internet, avec ses deux tendances, libérale et libertaire ». D’un côté, des « barbares du Net » qui ont cassé les prix pour se construire des parts de marché, comme Amazon ou Google ; de l’autre, des hackers et des créateurs qui rendent leur art ou leur savoir librement accessible, voire modifiable, sous licence « Creative Commons » ou pas.

Mais le pouvoir d’attraction de la gratuité ne se limite pas aux biens numériques, confirmant la prophétie de Chris Anderson. Selon l’Observatoire des consommations émergentes (3) – une association qui se penche sur le « consommer autrement » –, une majorité de Français plébiscitent le partage : l’emprunt (produits culturels, matériel de bricolage, voitures…) concerne une personne sur deux, particulièrement les plus jeunes. 62 % des consommateurs se disent intéressés par la création d’un service de prêt entre voisins. « Le don, le troc et l’échange reviennent sur le devant de la scène, assure Anne-Sophie Novel, économiste et coauteure de Vive la co-révolution ! (Alternatives, 2012). Ces pratiques ont toujours existé, mais elles sont facilitées par Internet : récupérer des objets via Freecycle ou le Comptoir du don, être hébergé chez des inconnus avec le couchsurfing, faire du covoiturage… Par ailleurs, les zones de gratuité et les bourses aux vêtements se multiplient. La crise est un élément fondamental d’explication. Les gens ne sont pas forcément contre l’hyperconsommation, mais ils veulent faire des économies et recréer du lien social, en s’échangeant des services (baby-sitting, dépannage informatique). »

Y a-t-il une explosion de ces alternatives au marché ? Oui, conclut une vaste enquête menée en Catalogne entre 2008 et 2011 par le sociologue Manuel Castells (4) : sur 800 personnes interrogées, 97 % sont engagées dans au moins une sorte de « pratique économique non capitaliste (…), dans le sens où leur but n’est pas le profit, mais la quête personnelle de sens. En fait, la grande majorité de ces pratiques n’implique aucune rétribution financière, ni échange ». Des exemples ? 34 % se sont partagé des outils ou des caméras et 24 % ont donné des cours, notamment dans les universités gratuites. Ces conclusions sont-elles valables hors d’Espagne, où la crise a décrédibilisé les pouvoirs économiques autant que politiques, et poussé les citoyens indignados à s’organiser ? Probable, estime Manuel Castells, qui observe un foisonnement similaire en Allemagne et en France.

Mais pour endiguer la pauvreté galopante en Europe, il faudrait aussi, selon certains, passer du système D au point « 3G » (gratuité garantie par des gouvernements). Le politologue et objecteur de croissance Paul Ariès plaide ainsi pour des « droits d’accès démonétarisés aux services publics et aux biens communs », financés par une tarification progressive renchérissant le « mésusage » (laver sa voiture à l’eau potable, par exemple). Une façon, selon lui, de rendre du pouvoir d’achat aux ménages modestes sans les stigmatiser, puisque la gratuité serait universelle. Et pour ses défenseurs, ce serait plus efficace que les aides sociales actuelles : seulement 47 % des ménages éligibles ont, par exemple, bénéficié des tarifs sociaux de l’énergie, et presque la moitié des sommes allouées au Revenu de solidarité active (RSA) ne sont pas demandées (5), parce que les démarches sont trop compliquées, parce que les gens ne les connaissent pas ou craignent de passer pour des assistés.

Par ricochet se pose donc la question de la propriété de ces biens communs, alors que la « main invisible du marché » n’a pas franchement la tremblante. Les consommateurs sont priés de passer à la caisse pour se soigner (tarification à l’activité à l’hôpital, dépassements d’honoraires) ou accéder à l’eau (la Commission européenne veut contraindre ses pays membres en crise à déléguer les services de gestion de l’eau au secteur privé). La brevetisation menace les semences, les gènes, les logiciels ou les savoirs traditionnels, et ce n’est probablement qu’un début. L’accès aux terres et aux océans est monnayé dans les pays du Sud. Même l’air que nous respirons est soumis aux lois du marché, via les permis de polluer, et ce malgré l’échec patent du marché européen de quotas de CO2, qui n’a nullement permis de limiter les émissions de gaz à effet de serre.

Rayon de soleil venu du froid

L’accès libre aux biens communs de la nature et de la connaissance est donc au cœur de tous les nouveaux mouvements politiques et sociaux (Indignés, Occupy, Parti pirate, Anonymous, etc.). Dans la foulée des analyses d’Elinor Ostrom (prix Nobel d’économie 2009, dont les travaux portent sur les biens communs et l’action collective), ils cherchent un cadre permettant de gérer ces biens démocratiquement, sans privatisation ni étatisation. Pour eux, un rayon de soleil est venu du froid : en octobre dernier, l’Islande a adopté par référendum sa nouvelle « constitution 2.0 », élaborée par les citoyens. 82,9 % d’entre eux ont voté pour l’article décrétant que « les ressources naturelles qui ne sont pas propriété privée [sont] déclarées propriété de la nation ». —

(1) A lire ici (en anglais)

(2) Atelier BNP Paribas, « Nouvelles générations et culture numérique », étude menée auprès de 507 jeunes de cinq pays différents, novembre 2012.

(3) Etude à télécharger ici

(4) « Beyond the crisis : the emergence of alternative economic practices », Joana Conill, Manuel Castells, Amalia Cardenas et Lisa Servon, in « Aftermath, the cultures of the economic crisis » (Oxford, 2012).

(5) A lire sur l’Observatoire des non-recours aux droits et services L’accès libre aux biens communs est au cœur des nouveaux mouvements : Indignés, Occupy, Anonymous…


SOMMAIRE

ABECEDAIRE De A à Z, on se paye la tête du payant Des cantines scolaires aux vélos, ne pas débourser un sou pourrait être la norme. Ou devrait l’être. Découvrez notre inventaire à la Prévert du libre accès.
ENTRETIEN « Tout ce qui fait sens dans notre existence est gratuit » Disparition des tensions, partage des connaissances… Pour le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux, la suppression du rapport marchand a des bienfaits insoupçonnés.
DECRYPTAGE Eau, transports, semences : la gratuité, c’est maintenant ! Un minimum d’eau vitale, des transports en libre accès ou des semences sans brevets, trois exemples de domaines où l’argent ne devrait pas être le maître-mot.
QUIZ Décrochez le pompon et gagnez un tour gratis Vous voulez oublier le monde où l’argent règne en maître ? Passez le test d’abord !

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