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« Donner un prix à la nature, c’est dire que les forêts ont plus de valeur mortes que vivantes »
vendredi, 23 novembre 2012 / Alice Médigue /

Alice Médigue est écrivaine, auteur du livre « Temps de vivre, lien social et vie locale ».

Après la bulle informatique de 2001 et la bulle immobilière de 2008, les marchés visent une nouvelle « valeur refuge » : les ressources naturelles, s’inquiète l’écrivaine Alice Médigue.

Depuis le milieu des années 2000, émerge un véritable marché de la biodiversité, sur le le modèle du marché carbone, grâce notamment aux institutions internationales. En 2008, les ministères de l’environnement du G8 ont ainsi commandé au banquier de la Deutsche Bank, Pavan Sukhdev, un Rapport sur « l’économie des écosystèmes et de la biodiversité ». Ce rapport a stimulé le lancement en octobre 2010 du partenariat piloté par la Banque mondiale baptisé « WAVES », qui vise à « promouvoir le développement durable en garantissant l’intégration de la valeur des ressources naturelles dans les comptabilités nationales utilisées pour mesurer et planifier la croissance économique ».

Ces démarches visent à donner un prix à ce qui de la valeur. Achim Steiner, directeur exécutif du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement) résume ainsi : «  s’il se trouve, dans votre économie, quelque chose que vous ne valorisez pas, cette chose n’a aucune valeur par essence ». Pour mettre un terme à ce « vide de valeur » qui affecte les ressources naturelles, l’ONU a commandé en 2005 une « évaluation des écosystèmes », qui recense quatre principaux types de services découlant des écosystèmes, appelés « services écologiques » :

- les services d’approvisionnement (comme la fourniture de bois, d’eau ou de ressources halieutiques)

- les services de régulation (du climat, maîtrise des crues…)

- les services culturels (usages récréatifs, valeurs spirituelles des paysages…)

- les services de soutien, prodigués par les grands cycles naturels dont dépendent les trois autres, comme le cycle des nutriments ou la photosynthèse.

Financiarisation des biens communs

Ces services concernent directement ce que la nature, par essence, prodigue aux êtres vivants pour leur survie, comme l’eau, l’air, la possibilité de vivre dans des conditions géophysiques tenables (pluie suffisante, qualité de l’air, fertilité du sol..), autant d’éléments que les régimes démocratiques considèrent comme relevant du Bien commun.

Le sommet de Rio de juin 2012 a ensuite consacré les principes d’une « économie verte » qui encourage la financiarisation de ces biens communs naturels. Element de contexte inquiétant : le document officiel issu des négociations de Rio+20 a été préparé en amont par un partenariat réunissant l’ONU, la Chambre internationale du commerce et de l’industrie, et le Conseil mondial des affaires pour le développement durable (WBCSD en anglais)- qui regroupe les plus grandes multinationales, dont General Motors, DuPont, Coca-Cola et Shell.

Des traders de la biodiversité

Selon ce même WBCSD, le marché de la compensation de la biodiversité, voué à une croissance rapide, vaut minimum 3 milliards de dollars. Une nouvelle profession est d’ailleurs née avec les « gestionnaires de certificats commerciaux de préservation », les nouveaux traders de la biodiversité. Pour faciliter la tâche des marchés financiers, plusieurs pays sont en train de créer les bases légales du PSE (« paiement pour services écologiques »), tandis que l’ONU montre l’exemple par l’adoption récente d’un Système de comptabilité économique et environnementale (SCEE).

Mais la logique de ces marchés de compensation est dangereuse : elle permet créer de la valeur économique en continuant à détruire.

Avec la recherche de la « rareté lucrative » - un bien devenant rare prend de la valeur –, la destruction qui raréfie devient utile : le pilonnage de milliers de livres sortis du réseau de distribution marchand ou la destruction de tonnes d’invendus alimentaires par exemple, permet d’éviter que les produits soient trop facilement accessibles, empêchant leur dépréciation. Ce mécanisme, ancré au cœur même de l’économie de marché, est un des plus puissants verrous contre l’instauration d’une véritable économie du recyclage. Rendre un bien ou un service payant incontournable en détruisant les moyens alternatifs de répondre à un besoin est aussi une stratégie bien rodée, comme en témoigne l’ingéniosité de certains constructeurs à rendre irréparables leurs produits ou la guerre que mènent les grands semenciers contre l’association Kokopelli. Les marchés de compensation de la biodiversité franchissent un pas supplémentaire dans cette logique en revendiquant clairement le principe de protéger ici pour avoir le droit de continuer à détruire ailleurs.

Le marché carbone foisonne d’exemples de cette logique de pompier/ pyromane. Le protocole de Kyoto se fondait sur l’espoir que les crédits et droits d’émissions atteindraient des prix dissuasifs, incitant les entreprises à réduire leurs émissions. Or, le prix de la tonne carbone n’est plus que de quelques euros depuis 2006-2007, alors qu’il devrait être bien plus élevé pour être incitatif – par exemple, à 100 euros pour les compagnies aériennes. Mais au-delà, le marché carbone génère des effets d’aubaine qui incitent à continuer à produire des gaz à effet de serre.

Par exemple, la firme indienne Chemplast Sanmar a gagné 10 millions de dollars par an en vendant des certificats de réduction d’émissions à des firmes américaines ou européennes, suite à sa réduction d’émissions de HFC-23, sous-produit de la fabrication des gaz réfrigérants. Elle a gagné deux fois plus d’argent comme cela qu’en vendant ses gaz réfrigérants, ce qui ne peut que l’inciter à éviter de trop diminuer ses émissions si lucratives !

Détruire pour créer de la valeur

De son côté, la Banque mondiale verse des fonds aux pays du Sud pour qu’ils deviennent fournisseurs de « services environnementaux commercialisables » et propose des crédits de carbone pour compenser les émissions des industries extractives et de l’industrie forestière… deux secteurs qu’elle finance fortement en parallèle ! Les Etats ne sont pas en reste, comme le Brésil qui se veut l’hôte pionnier des marchés des ressources naturelles ; il œuvre à une réforme du Code forestier pour permettre à ceux qui ont abattu illégalement des arbres de la réserve légale de compenser leurs destructions en protégeant des zones de forêt intacte par l’achat de certificats de protection. Cette nouvelle « Bourse Verte de Rio de Janeiro », ouverte pendant la conférence Rio+20, revient clairement à remplacer la loi par le marché en matière de protection environnementale.]] Dans l’État brésilien d’Acre, la loi qui institue le « Système étatique d’incitations pour les services environnementaux » (SISA) a été adoptée en octobre 2010 sans aucune consultation populaire. Des organisations de la société civile ont intenté une action en inconstitutionnalité contre cette loi, qui porte atteinte à la législation nationale sur les biens communs. [1]

Ainsi, les certificats de protection de la biodiversité existent et prennent de la valeur parce qu’il existe en parallèle des destructions de biodiversité ; et comme c’est la logique du marché qui s’applique, avec sa recherche de « rareté lucrative », il est à craindre que les destructions ne s’arrêteront pas de si tôt, permettant en prime des privatisations obscènes des Biens communs.

Le double discours des pompiers pyromanes

Les pompiers pyromanes, qui ne peuvent renoncer à rien sans gagner quelque part, ont développé un double discours pervers : le discours de la préservation est conditionné à celui du bénéfice (qu’il soit financier, d’image, d’espace...). Une loi non négociable (par exemple, celle qu’on attendrait sur les Biens communs) est proprement insupportable pour eux. Le secteur financier réunit à Rio+20 a adopté la « Déclaration du Capital Naturel » ; cette dernière commence par des constats lucides sur la dégradation des ressources et « le coût réel de la croissance économique » : « Nous demandons donc aux gouvernements de développer des cadres politiques qui soutiennent et incitent les organisations, et notamment les institutions financières, d’évaluer et rendre compte de leur utilisation de capital naturel, ce qui contribuerait à l’internalisation des coûts environnementaux ». Mais ces pertes (les coûts environnementaux pris en compte) doivent être compensées par des « incitations », sous-entendue l’ouverture de nouveaux marchés : « Parce que le capital naturel fait partie des biens communs mondiaux et est traité largement comme un bien gratuit, les gouvernements doivent agir pour créer un cadre réglementant et donnant des incitations au secteur privé – y compris au secteur financier – pour que ce dernier opère de façon responsable concernant son utilisation durable ».

Dans son introduction au Guide de l’évaluation des écosystèmes pour les entreprises, Björn Stigson, le président du WBCSD, souligne : «  L’eau douce est un intrant crucial pour la plupart, si ce n’est pour tous les processus industriels, la pollinisation et le contrôle des nuisibles sont essentiels pour maintenir la production alimentaire. Malheureusement la perte de biodiversité et la dégradation des écosystèmes continuent de s’accentuer, mettant ainsi en péril l’avenir de nos entreprises. Bien gérés, ces risques, quoique réels, peuvent être transformés en de nouvelles opportunités économiques ». Le guide souligne l’importance du marché des compensations qui émerge, en nous informant qu’en 2008, le coût des externalités environnementales (positives et négatives) approchait les 7 mille milliards de dollars US (11% de la valeur de l’économie mondiale) et que les 3 000 plus grandes entreprises mondiales étaient responsables de 35% de ce chiffre. Comme quoi, biens détruits et biens protégés se renforcent l’un l’autre dans le super marché des ressources naturelles !

La banalisation de cette logique est en passe – peut-être dans dix, vingt ans si aucune limite n’est posée - de réussir le tour de force de nous faire payer, au nom de la seule « capacité à acheter » par certains, ce que la nature nous donne à tous, simplement parce que nous existons. L’argument des promoteurs des services écologiques selon lequel « on ne protège pas bien ce qui n’a pas de valeur financière » ne tient pas quand on décide de restaurer des limites non négociables à l’extension démesurée d’une finance devenue parasitoïde. Les Etats qui décideraient de ne plus être à sa merci, la société civile consciente et mobilisée, peuvent renverser la donne... pour que notre système dérégulé cesse de donner raison à ceux qui affirment que, si elles ne sont pas intégrées au marché financier, les « forêts ont plus de valeur mortes que vivantes ».