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3/3 - Le Népal et ses bombes à retardement
lundi, 27 avril 2009 / Aude Raux , / Guillaume Collanges/Collectif Argos

Les glaciers de l’Himalaya fondent à vue d’œil. Les digues naturelles des lacs d’altitude frôlent la rupture. Et les habitants des vallées vivent sous la menace de torrents en puissance.

Situé à 4 410 m d’altitude, en aval de l’Imja, Dingboche est aux premières loges : le village s’étend sous le lac glaciaire le plus dangereux de la chaîne de l’Himalaya, au Népal. C’est là que vit Dorje Sherpa. Quand on scrute son visage parcheminé, on y lit l’érosion des montagnes, les sillons creusés par la mousson, les hivers glacés. Et un halo, celui des nuages dans lesquels il a passé quatre-vingt-quatre années. Aux questions, le doyen du village répond par d’autres interrogations : « Le risque d’explosion de l’Imja ? Si Dieu lui-même ne sait pas, comment pourrais-je, moi, le deviner ? »

Car ici, tout peut basculer. Le lac Imja est une bombe à retardement. Dans ce réservoir rempli à ras bord, la chute d’un morceau de glacier provoquerait une vague d’une telle force qu’elle pourrait briser la moraine. Ce rempart fait de débris de la montagne est en effet assez friable. Des millions de mètres cubes d’eau charriant des pierres, des troncs d’arbres, des débris et de la boue risqueraient alors de dévaster la vallée. Des familles, des maisons, des troupeaux de yacks, des cultures, des ponts et des pistes de trek seraient emportés par des torrents d’eau glacée.

« Aucun respect des dieux ! »

L’Imja domine le Khumbu, la vallée la plus peuplée de ce pays enclavé entre la Chine et l’Inde. Quelque 5 000 sherpas y vivent. C’est la plus touristique aussi, grâce à ses pistes de trek qui mènent à l’Everest. Plus de 25 000 étrangers les empruntent chaque année. Le village, parsemé de petites fermes et de lodges – ces abris en pierres sèches – et encerclé de champs d’orge et de pommes de terre, rassemble plus d’une centaine d’habitants. On y accède après quatre jours de marche depuis une minuscule piste d’atterrissage aménagée à flan de montagne, à 2 840 m d’altitude. Quatre jours à croiser des cerfs et des stupas, ces belles constructions bouddhiques en terre de forme arrondie.

A l’entrée du village se dresse un dortoir abritant, pour la saison, huit forçats de la montagne, des casseurs et des porteurs de pierres au salaire aussi maigre que leurs jambes. Angat Bahadur Rai, le propriétaire, se tient face à un poster, unique décor de la pièce. « J’ai accroché cette affiche parce que je trouvais que cela faisait joli. Regardez : la montagne avec la neige. Et dans le coin, le soleil, avec ses rayons qui tombent vers la terre. Et puis, en bas, la rivière et les arbres. » Angat Bahadur Rai lit le titre du poster : « Changement climatique ». Deux mots qui ne trouvent un écho ni chez lui ni ailleurs dans la vallée du Khumbu.

« Si la neige et la glace fondent, c’est parce qu’il y a trop de touristes qui viennent ici pour grimper le plus haut possible dans un esprit de compétition, sans aucun respect pour les dieux de la montagne. Alors, ces derniers se mettent en colère et provoquent des inondations », avance ainsi une infirmière croisée sur les chemins de la vallée, ignorante elle aussi de l’état fiévreux du globe. Mais comment établir un lien entre le réchauffement climatique et le risque de débordement des lacs glaciaires quand on habite une région aussi reculée ?

Une odeur horrible

Les sherpas, pourtant, observent tous depuis plus d’une vingtaine d’années de profonds changements dans leurs montagnes. Trois lacs glaciaires ont explosé dans un passé récent. La catastrophe la plus grave a eu lieu le 4 août 1985. Après un mois de juillet exceptionnellement doux, un énorme bloc s’est détaché du glacier Dig Tsho et a plongé dans le lac déjà gorgé d’eau à cause de l’abondante fonte des glaces. Sous la pression, la moraine a cédé. Entre 6 et 10 millions de mètres cube d’eau ont déferlé dans la vallée. Cinq personnes ont alors trouvé la mort : un miracle compte tenu de l’ampleur du phénomène. Dans le monastère de Thame, Urgun Tsultrem, une nonne drapée de tissus ocre et pourpres, garde cette image en mémoire : « J’ai vu l’eau couler sous le ciel. »

A Ghat, un autre village de la vallée, Penpighen Rai, jeune propriétaire d’une gargote, se souvient elle aussi : «  J’avais 8 ans au moment de l’explosion du Dig Tsho. J’étais en train de dormir. On a senti la maison secouée par des tremblements. Nous sommes sortis avec ma petite sœur et mes parents. Sous la lune, on a vu la rivière énorme. L’odeur était horrible, un mélange de bouses de yacks et de pierres brûlées. Et le bruit : " Dudududu ", comme des pales d’hélicoptère. On s’est réfugié dans la forêt. On pleurait. »

Afin de sécher leurs larmes, les habitants de la vallée ont inventé une légende. Celle d’un chien qui aurait pénétré dans la maison d’un gardien de yacks afin d’y voler du fromage. Furieux, le berger l’aurait tué puis jeté dans le lac, provoquant la colère du dieu du Dig Tsho pour avoir sali l’eau. Dans l’esprit des sherpas, originaires du Tibet qu’ils ont quitté il y a cinq siècles avec leurs croyances bouddhistes, chaque lac, chaque pic, chaque glacier, chaque pierre est protégé par une divinité.

Et même si certains ont entendu parler du réchauffement de la planète, les dieux ne sont jamais loin : « Je ne sais pas qui est responsable du changement climatique, s’interroge Tenzing Tashi Sherpa, travailleur social dans le village de Khunde. Les gens comme vous, habitants des pays riches ?! En tout cas, pas nous : nous sommes très propres avec la nature. Si vous faites beaucoup de pollution avec vos usines, le climat va se réchauffer et les dieux ne seront pas contents. »

200 lacs au bord de la rupture

Il faut quitter ces montagnes et rejoindre Katmandou pour rencontrer des Népalais qui travaillent sur le lien entre l’enfièvrement de la planète et ces montagnes « autrefois blanches qui deviennent noires, mortes ». Sandeep Chamling Rai est responsable du programme Changement climatique du WWF. Il est l’un des auteurs d’un rapport réalisé avec le Programme des Nations unies pour l’environnement : « La fonte accélérée des glaciers est le principal indicateur du réchauffement climatique. Les glaciers de cette chaîne font partie de ceux qui se réduisent le plus vite. On estime à 200 dans le monde, dont 20 au Népal, le nombre de lacs glaciaires qui risquent de se gorger d’eau et d’exploser, menaçant les habitants des vallées. »

Les chercheurs du Centre international de mise en valeur intégrée des montagnes (Icimod) parviennent à la même conclusion : « Le danger guette, mais il est difficile de dire quand les lacs se rompront et de quelle ampleur seront les inondations. Seule certitude, si le lac Imja explosait à son tour, les conséquences seraient encore plus terribles que celles constatées lors du débordement du Dig Tsho, prévoit ainsi Pradeep Mool, expert en télédétection des glaciers. Ce lac est six fois plus gros que le Dig Tsho, et couvre une surface de près d’un kilomètre carré pour un volume de 35,8 millions de mètres cube. Quant au glacier Island Peak qui alimente le lac, son recul atteint 74 mètres par an. »

Pour transmettre ces informations aux sherpas, le WWF a chargé un de ses membres d’organiser des ateliers de sensibilisation. Depuis le printemps 2007, Dil Bahadur Margar sillonne à pied la vallée du Khumbu et ses écoles : « Ces rencontres sont un premier pas contre le réchauffement climatique. Il est essentiel que les gens sachent contre quoi ils doivent lutter. » Dans l’école de Phakding, un village en bas de la vallée, une jeune fille de 14 ans en uniforme – jupe bleue plissée, pull rouge, chemisier blanc – et médaillon du dalaï-lama autour du cou, pénètre dans sa salle de classe où Dil Bahadur Margar attend. Au mur, est punaisé le poster édité par le WWF sur le changement climatique avec ses montagnes encore enneigées… Pour combien de temps ? 


LES FLEUVES D’ASIE BIENTOT A SEC ?

A court terme, la fonte accélérée des glaciers de l’Himalaya va augmenter le débit des fleuves provoquant parfois de graves inondations. Mais à long terme, c’est l’effet inverse qui se produira. Selon un rapport du Centre international de mise en valeur intégrée des montagnes (Icimod), le « château d’eau du monde » risque de se tarir. Plus du tiers des 15 000 glaciers de l’Himalaya seraient menacés de disparition d’ici à 2050. Or, les glaces et les neiges de l’Himalaya alimentent neuf des plus grands fleuves d’Asie, dont l’Indus, le Mékong ou le Yang-Tsé, et fournissent de l’eau à environ 1,3 milliard de personnes. A titre d’exemple, la fonte de la neige et de la glace de l’Himalaya contribue, à 70 %, à l’alimentation du Gange en saison sèche. En 2007, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) a placé au premier rang des conséquences du réchauffement climatique, les difficultés d’approvisionnement en eau liées à la fonte accélérée de la plus importante réserve d’eau douce mondiale.

- Le rapport du WWF et du Pnue : An Overview of Glaciers, Glacier Retreat and Subsequent Impacts in Nepal, India and China (2005).

- Les rapports de l’Icimod sur le changement climatique et les glaciers de l’Himalaya

- Le collectif Argos


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