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Faut-il tuer le marché carbone ?
vendredi, 27 avril 2012 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Moins chère que des clopes. La tonne de carbone coutait 6,14 euros début avril sur le marché européen. A ce tarif là, le système est-il toujours efficace ? Et que peut-on faire pour redresser la tendance ?

Après avoir oscillé entre 15, 20 ou même 35 euros, la tonne de carbone plongeait début avril à un tout petit 6,14 euros sur le marché européen d’échange de quotas (alias l’ETS). A ce niveau dérisoire – grosso modo le coût d’un livre de poche ou d’un paquet de clopes – le prix du carbone est-il assez dissuasif pour pousser les entreprises à la vertu ? A isoler leurs bâtiments, à se brancher au robinet renouvelable, à limiter le ballet de leurs camions ? Pas si sûr. « Il faut, pour être incitatif, que polluer revienne plus cher que réduire ses émissions. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui », regrette Damien Morris de Sandbag, une ONG britannique spécialiste de la question carbone.

Pourquoi le prix s'est-il écroulé ?

- 1) Une Europe trop généreuse

Le marché de quotas repose sur des règles simples : l’UE fixe un plafond maximum d’émissions à respecter et distribue des droits à polluer aux 12 000 installations les plus crados (centrales électriques, usines de ciment, d’acier, raffineries, etc…) des 30 pays participants [1]. Ces entreprises doivent rester dans les clous, soit en diminuant leurs émissions, soit en achetant des quotas à des consœurs plus vertueuses. Problème : « Les quotas sont fixés à l’avance, souligne Raphaël Trotignon, économiste et expert des marchés de l’énergie à la Chaire Economie du climat de l’université Paris Dauphine. On ne peut pas les changer. Ils correspondent à des engagements politiques fixés lors des négociations internationales ». Or l’Europe a été trop généreuse dans le passé. La faute aux lobbys. « Lors de la négociation des quotas en 2005, les industriels ont annoncé des prévisions de croissance très optimistes et ont dit aux États membres "si vous nous donnez trop peu de quotas notre compétitivité en souffrira" », rappelle Damien Morris. En 2008, à l’heure où s’ouvrait la seconde période du marché (2008-2012), la Commission a été plus stricte. Mais les enveloppes sont restés trop épaisses et les surplus de quotas CO2 se sont accumulés.

- 2) Une conjoncture qui aggrave la tendance

La crise, qui a vu leurs carnets de commande se vider, a précipité, encore, la chute du prix du CO2. L’hiver doux même renforcé la tendance. Résultat : des tonnes de droit de polluer sont restées, au chaud, dans les coffres des industriels. Les consommateurs ont moins forcé sur leur thermostat, les énergéticiens moins produit d’électricité et donc moins pollué...

- 3) La faute au « Paquet énergie climat »

Le marché carbone, c’est bien beau. Mais ce n’est pas le seul outil dégainé par l’Europe pour réduire ses émissions. En 2008, elle a adopté le Paquet énergie-climat. Il prévoit notamment de faire passer la part des renouvelables à 20% dans le mix énergétique. Un bien bel engagement… qui est paradoxalement une mauvaise nouvelle pour notre marché carbone. « L’UE a créé un outil qui court-circuite le marché, explique Emmanuel Fages, analyste à la tête de l’équipe CO2, gaz, charbon et énergie de la Société générale. Avec la progression des renouvelables, les émissions baissent naturellement ». Le prix des droits à polluer – délaissés par les entreprises - chutent dans leur sillage.

- Résultat : Trop de quotas

Selon un document provisoire de la Commission européenne fuité en 2011, 500 à 800 millions de quotas en trop ont été attribués aux industriels en phase 2 (2008-2012). Des surplus qu’ils auront le droit de garder en troisième période. Or c’est bien cette profusion qui a entraîné la chute du prix du carbone sur le marché.

Le marché n'a-t-il donc servi à rien ?

Faux, estime Raphaël Trotignon de la CDC climat. « Une étude [2] a mesuré que si le système de quotas n’avait pas existé, 300 millions de tonnes de CO2 de plus auraient été émises entre 2005 et 2007 ». Des progrès certes, mais pas de révolution ? « Les électriciens décident en fonction du prix d’allumer plutôt leur centrale à gaz ou au charbon. Mais savoir s’ils ont fait investissements de long terme est plus difficile à quantifier », poursuit Raphaël Trotignon.

Comment redresser le prix ?

A l’heure où une nouvelle période s’ouvre pour le marché (2013-2020), le moment est idéal pour agir. « Nous avons une fenêtre de tir, estime Damien Morris de Sandbag. On peut encore ajuster les choses pour la prochaine période maintenant, mais on ne pourra plus intervenir en cours de route. »

- En établissant un prix de réserve

A partir de 2013, tous les quotas ne seront plus distribués gratuitement : certains seront mis aux enchères. L’UE peut néanmoins décider d’imposer « un prix de réserve ». En clair, un tarif en deçà duquel les quotas ne seront pas vendus. A 20 euros la tonne par exemple, « la moitié des quotas n’entre pas sur le marché en 2013 », soulignent les économistes Christian de Perthuis et Raphaël Trotignon dans un article. Objectif ? Créer – artificiellement – de la rareté. Mais l’interventionnisme étatique ne fait pas que des enthousiastes. « Le but des concepteurs de l’ETS était seulement d’assurer le respect des quotas, ce que le marché fait. Mais lui demander d’établir un signal prix, c’est trop lui demander. Ce marché n’est pas une taxe », défend Emmanuel Fages. « Et si on joue à la marge quand le prix est faible, le fera-t-on quand il sera trop haut ? », interroge Raphaël Trotignon.

- En révisant le nombre de quotas alloués :

Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’agir sur le prix mais sur le nombre de quotas mis à la disposition des entreprises à un moment T. Appelé en VO « set aside », ce principe est en discussion au coeur des autorités européennes. Avantage ? « Lisser dans le temps l’accumulation des surplus », selon Raphaël Trotignon. Inconvénient ? Si ces quotas sont remis sur le marché en masse, le prix de la tonne risque de s’écrouler et de menacer l’équilibre de l’édifice. Pour l’ONG britannique, l’UE doit retenir les quotas… et les garder pour toujours.

- En fixant les quotas au-délà de 2020

Les quotas, leur nombre a été fixé – au terme d’âpres négociations – jusqu’en 2020. Et après ? Aujourd’hui une feuille de route fixe l’objectif européen à 80% d’émissions en moins en 2050 par rapport à 1990. Un objectif très ambitieux… qui ne précise pas la partition à jouer pour le marché carbone. Or, « fixer un nombre de quotas à 2050 et des objectifs intermédiaires à 2030 et 2040 c’est dire qu’il y aura toujours un marché à cette échéance. C’est déjà envoyer un signal fort aux acteurs, précise Emmanuel Fages. Et c’est assez peu coûteux politiquement. Les gouvernements auront changé en 2050 et les industriels qui acceptent ces mesures auront passer la main ou seront morts. Ils n’auront pas de problème à signer ces quotas aujourd’hui, s’ils savent que ça reviendra à leurs successeurs. »