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Clandestins : comment la France contourne le droit européen
vendredi, 23 décembre 2011 / Marie Molinario

Gardes à vue, rétention et expulsions sont les mots d’ordre du ministère de l’Immigration. Une politique répressive qui joue sur les faiblesses du droit européen.

En matière de droits des clandestins, la législation française est l’une des plus répressives et des plus anciennes (la législation actuelle remonte à 1945) de l’Union européenne (UE). Moins sévère, le droit communautaire tente de limiter les mesures coercitives. Mais, loin de s’y soumettre, la France préfère jouer au chat et à la souris avec Bruxelles.

Principal conflit : les emprisonnements et gardes à vue de sans-papiers. Sur le principe, Bruxelles est claire : elle s’oppose à l’enfermement de personnes au seul motif qu’elles sont en situation irrégulière. Seul le placement en centre de rétention - établissement aménagé spécifiquement pour l’enfermement administratif et provisoire des étrangers - est autorisé, mais uniquement en dernier recours (si la personne ne possède pas de domicile, s’il y a un risque de fuite ou si toute autre mesure n’a pas fonctionné, comme l’assignation à résidence). Pourtant la France ne se prive pas de bafouer ces principes.

Ainsi, il y a eu en 2009 74 050 gardes à vue pour « infractions aux conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers ». Soit une augmentation de 46% depuis 2004. Et on comptait plus de 597 condamnations de prison pour le même motif. Par ailleurs, 60 000 sans-papiers ont séjourné en centres de rétention en 2010, deux fois plus qu’il y a dix ans. On est loin de procédure « exceptionnelles ». Comment est-ce possible ? Grâce aux talents de la France pour exploiter les failles de la législation européenne.

« La France n’est pas concernée »

Pour comprendre, il faut revenir quelques mois en arrière. Tout commence à la Cour de justice européenne (CJUE), à Strasbourg, avec une décision datant du 28 avril 2011 dans l’affaire El Dridi. Ce ressortissant algérien avait été condamné six mois plus tôt en Italie à un an d’emprisonnement pour ne pas avoir respecté un ordre de quitter le territoire italien. Mais, coup de tonnerre en ce mois d’avril, la Cour de justice européenne (CJUE) juge cette condamnation contraire au droit européen. Elle serait contraire précisément à la directive européenne du 16 décembre 2008, dite directive retour (voir ci-dessous), qui encadre les procédures d’expulsion des étrangers, et qui n’autorise les mesures coercitives qu’en dernier recours.

Le gouvernement italien a alors été contraint de libérer ce ressortissant algérien. En France, ou existe donc également une peine de prison pour irrégularité, l’affaire a été suivie de très près. Aucun changement immédiat toutefois dans l’Hexagone à l’époque : le gouvernement français, a estimé ne pas être concerné par cette décision, jugeant les législations françaises et italiennes différentes.

Par la suite, de nombreux avocats en France ont tout de même invoqué cet arrêt « El Dridi » pour s’opposer à la garde à vue d’un client et obtenir une annulation de la procédure. Plusieurs juges se sont positionnés en ce sens malgré l’interprétation du gouvernement. Car dans la loi française, une garde à vue n’est possible que pour examiner si l’interpellé a pu commettre ou tenté de commettre un délit puni d’une peine d’emprisonnement. Or, une peine de prison pour séjour irrégulier est contraire au droit européen, comme l’a indiqué la CJUE dans l’affaire italienne, ce qui rendrait impossible les gardes à vue. Une incompatibilité qu’a également invoqué l’arménien Alexandre Achughbabian, après son arrestation en juin dernier à Maisons-Alfort.

Nouveau rebondissement alors : la Cour administrative de Paris, qui juge les appels déposés contre les arrêtés de reconduite à la frontière, a donc demandé l’avis de la Cour européenne sur le texte français. Objectif : savoir si l’article L621-1, qui condamne à un an d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende le fait d’être en séjour irrégulier sur le territoire français, est conforme à la directive retour.

Autant dire que la décision de la CJUE était très attendue par les spécialistes du droit des étrangers en France et les associations qui espéraient que cette opposition aux peines de prison en Italie s’applique aussi en France et empêche également les gardes à vue. Le verdict tombe le 6 décembre : l’arrêt « Achughbabian » « rappelle que la pénalisation est contraire aux objectifs du droit européen et qu’on ne peut pas faire ça dans n’importe quelles conditions », commente David Rohi, responsable de la commission nationale éloignement au sein de la Cimade. Les 597 condamnations pour irrégularité en 2009 sont donc remises en cause. Et de nombreuses associations de défense des sans-papiers ont ainsi cru à la fin des gardes à vue pour séjour irrégulier. Mais la suite du texte du 6 décembre laisse perplexe.

Nouveau tour de passe-passe

Car des ambiguïtés ont été maintenues grâce au lobbying des États concernés (notamment la France et l’Allemagne). Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’université Evry-Val-d’Essonne et membre du Credof (Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux), a assisté à la séance de décision de la CJUE : « Les gouvernements représentés, dont la France, ont essayé de faire reculer la Cour », affirme t-il. Résultat : le texte fait un pas en arrière. Il reconnaît que les États sont en droit de placer le sans-papier en garde à vue pendant un délai « bref mais raisonnable » pour identifier et déterminer sa situation. En clair, lors d’une mesure d’expulsion, un État n’a pas le droit de pénaliser une personne pour le seul fait d’être sans-papiers mais a le droit d’utiliser cette même loi pour une garde à vue ! « Il faut être assez loin des réalités concrètes des sans-papiers et du terrain pour rendre une décision aussi inapplicable pour un juge », conclut Serge Slama. 

A Paris, on se félicite au contraire de cette décision : ce qui compte, c’est ce recul de la Cour européenne sur la garde à vue. Dans un communiqué du 6 décembre, le ministre de l’Immigration et le garde des Sceaux réaffirment que celle-ci « est compatible avec le droit communautaire ». Mais pour Serge Slama, « la garde à vue sert normalement à mener des investigations pour éventuellement poursuivre la personne. Or pour les sans-papiers, il s’agit en réalité de préparer la procédure d’expulsion. Il y a un détournement, on instrumentalise la garde à vue, qui est une procédure pénale, pour mener à bien une procédure administrative. »

Ainsi, perdus dans ce flou juridique, les juges des libertés et de la détention et la Cour d’appel peuvent interpréter le texte de plusieurs façons. Des ordonnances contradictoires ont été rendues dès le 7 décembre, déclarant la garde à vue irrégulière. Mais le gouvernement a vite réagi : dans une circulaire du 13 décembre, le ministre de la Justice donne pour instruction aux Parquets de continuer à placer en garde à vue, affirmant même que celle-ci « concourt à la réalisation de l’objectif de la directive ». C’est ainsi que le gouvernement profite des faiblesses du texte européen. Dernier espoir pour les associations, le Conseil constitutionnel décidera d’ici trois mois si la loi française sur le délit d’irrégularité est compatible avec la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.


La directive retour, késako ?

Entrée en vigueur le 13 janvier 2009, cette loi européenne est une sorte de mode d’emploi administratif de renvoi du sans-papiers : elle « établit les normes et procédures communes en vue de la mise en place d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement des personnes dans le respect de leurs droits fondamentaux et de leur dignité ». Elle prévoit des mesures proportionnées et graduées : un délai de départ volontaire est donné au sans-papiers, de 7 à 30 jours, sauf s’il y a un risque de fuite. Il est ensuite possible d’engager des mesures, « les moins coercitives possibles », pour préparer le retour forcé : assignation à résidence, placement en rétention (en dernier recours).

Pour une bonne application de ces mesures, la directive retour s’oppose à ce que les Etats membres prévoient une peine d’emprisonnement pour le seul motif d’irrégularité. Et c’est seulement en cas d’échec de ces mesures que le droit national peut reprendre le dessus et permet éventuellement de sanctionner. Les Etats membres devaient adapter leur législation en fonction de cette directive, ce que la France n’a toujours pas fait.

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