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21-07-2014
Mots clés
Electricité

Sur l’Ile de Sein, les rêves agités d’indépendance énergétique

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Sur l'Ile de Sein, les rêves agités d'indépendance énergétique
(Serge Coatmeur et son phare (Crédit photo : Pascal Riché/Rue89))
 
Certains habitants de l'Ile de Sein veulent miser sur le vent et la mer pour atteindre l'autosuffisance énergétique. EDF n’entend pas les laisser faire.
Le Baromètre de cet article
ÉCOLOGIE SOCIÉTÉ ÉCONOMIE
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La pluie s’est enfin arrêtée, nous marchons sur une bande de terre posée entre ciel et mer ; le phare se rapproche. Le Sphinx, célèbre rocher de l’île, nous regarde passer. Serge Coatmeur, gardien du phare, un homme tranquille de 58 ans, que j’accompagne, s’arrête pour désigner le parapet protégeant le chemin contre les marées trop hautes : il est complètement détruit sur une quinzaine de mètres.

« Ça, c’est l’œuvre de l’énorme tempête de février. Notre île crève de cela, de ces dérèglements du climat, et pourtant on continue dans notre île à consommer du fioul. »

Le Sphinx n’a pas l’air interloqué par la remarque. Comme si la planète dépendait de la consommation en fioul des 330 maisons de l’île (140 habitants l’hiver, dix fois plus l’été)... Pour Serge Coatmeur, la logique est pourtant limpide :

« Ce n’est pas nous qui allons stopper cela, c’est vrai, mais qui va le faire si même nous, sur cette île, on ne fait rien ? »

L’île de Sein, ce bijou au bout du bout du Finistère, au large de la pointe du Raz, n’est pas connectée au réseau électrique du continent. Elle ne manque de rien pour fabriquer une électricité respectueuse de la planète : ni de vent, ni de soleil, ni de courants marins. Mais ce sont trois groupes électrogènes au fioul, logés aux pieds du phare, qui alimentent tout le réseau.

Le monde vu du phare

Tout le monde convient que c’est absurde, ils produisent une électricité hors de prix : 45 centimes le kWh. Elle est revendue 5 centimes, le tarif réglementé. La différence, 450 000 euros par an pour Sein, est financée par le CSPE, une contribution payée par tous les consommateurs en France. Cette situation ubuesque est devenue l’obsession de Serge Coatmeur et plusieurs de ses amis de l’île, qui se battent depuis trois ans pour une utopie : faire de Sein le premier territoire 100% énergies renouvelables en France.


Le plan d’IDSE

Etude des besoins : réduction de la consommation électrique par l’isolation (l’hiver) et des panneaux thermiques pour chauffer l’eau (l’été). Actuellement, l’île consomme 1 450 MWh par an. Pilotage de la demande : pour faire correspondre les besoins à la production. Exemple : on désalinise l’eau (7% de l’électricité consommée par l’île) ou on chauffe l’eau quand le vent souffle ou le soleil brille. Nouvelles énergies : soleil (thermique et photovoltaïque), vent (une éolienne), marée (une ou deux petite(s) hydrolienne(s)).

Avec une soixantaine de personnes, dont 40 habitants de l’île, ils ont fondé la société Ile de Sein énergie (IDSE) : l’île sortirait du fioul, complètement ; elle deviendrait autosuffisante en énergie, grâce à une meilleure isolation, des compteurs intelligents, des panneaux solaires, une éolienne, une ou deux hydrolienne(s)... Enthousiasmante, l’aventure a bien démarré en 2011, mais elle s’est heurtée à deux obstacles : EDF, qui n’a jamais prisé les initiatives locales de ce genre, l’a jugée peu sérieuse ; la municipalité de Sein, après l’avoir encouragée à ses débuts, ne veut plus en entendre parler.

L’affaire empoisonne désormais les relations sur l’île, opposant les pro et les anti. Mais les Sénans prennent la situation avec philosophie : « Ces disputes ont toujours existé ici, et en cas de coup dur, on est toujours là les uns pour les autres », répètent-ils.

L’île vue d’hélicoptère : 56 hectares, mais chaque tempête la réduit de quelques ares (Capture d’écran de France 2, février 2014)

Le Sénan a la tête dure : malgré ces revers, les rêveurs du 100% renouvelable n’ont pas lâché prise. Ils entendent désormais porter le débat sur leur projet à l’échelon national, à l’occasion du prochain débat parlementaire sur la transition énergétique.

420 000 litres de fuel par an

Le Sphinx de granit est déjà loin derrière, on approche de l’entrée du phare de Goulenez. C’est aussi la maison de Serge : il en est le gardien, tâche qu’il partage avec un autre fonctionnaire du service des phares et balises. Ils sont, en France, les deux derniers gardiens de phare en haute mer. Serge ouvre une porte de bois peinte en bleu :

« Mon oncle était déjà gardien ici, j’y jouais quand j’étais gosse, pendant mes vacances. J’adorais les bruits, les odeurs de ce lieu. J’imagine que ma vocation date de là. »

A l’intérieur, trois machines vrombissent gentiment : les trois générateurs d’énergie autour desquels s’activent deux techniciens.

Les trois générateurs du phare de l’île de Sein (Pascal Riché/Rue89)

MP3 - 828.5 ko

Le son de la centrale électrique Pascal Riché/Rue89

Dans la cour, derrière le phare, nous croisons l’autre gardien, qui vient de terminer une araignée de mer dans un bol. Coatmeur l’interroge :

« Alors, des gens d’EDF sont passés, hier ? »

« – Oui, ils étaient six. »

« – Qui c’était donc ? »

« – Sais pas. Deux gonzesses de Paris. D’autres étaient là pour mettre un mât de mesure [du vent, ndlr]. »

Derrière eux, deux cuves blanches brillent au soleil : le fameux fioul (420 000 litres par an) qui permet d’alimenter l’île en électricité. Le projet Ile de Sein énergie a commencé à germer en 2008, au lendemain d’une terrible tempête et du renouvellement du conseil municipal. Serge Coatmeur était alors le premier adjoint de Jean-Pierre Kerloc’h, le maire. Les deux hommes ont commencé à réfléchir à la question de l’aberrante consommation de fioul sur l’île.

« Vous vous attaquez à très gros »

En 2011, Coatmeur et ses amis ont cherché un acteur industriel pour les aider à monter le projet. Un homme s’est présenté, le visage poupon et souriant, encadré de bouclettes argentées : Patrick Saultier, entrepreneur installé près de Rennes. Quand il a débarqué sur l’île, il portait une cravate, ses amis sénans en rient encore.

Saultier, un ingénieur, a pas mal roulé sa bosse : il a vécu trois ans au Tchad pour aider les populations à se doter de puits ; il a piloté des chantiers de travaux publics ; il a monté un parc de six éoliennes dans le village dont il est conseiller municipal, Plélan-le- Grand (Ille-et-Vilaine), où il a impliqué la population. Aujourd’hui, il est consultant. Et lui aussi s’est passionné pour le projet de l’île.

Avec son aide, pendant un an, sans bruit et dans l’ombre, les Sénans ont concocté leur plan. « On nous avait prévenus : “Vous vous attaquez à très gros, EDF ne va pas aimer.” », raconte Serge Coatmeur. Qui comprend maintenant qu’il ne s’agissait pas d’une prophétie creuse. Ils ont rapidement eu une idée évidente : tenter de récupérer, pour financer leur plan, les 450 000 euros de la CSPE qui couvrent le surcoût lié au fioul. Selon leurs calculs, l’Etat serait gagnant : leur plan permettrait jusqu’à 100 000 euros d’économies par an.

Une note technique est alors adressée au Premier ministre. Elle atterrit sur le bureau d’un homme clé d’EDF, le directeur régional Vincent Denby-Wilkes. En janvier 2013, une réunion est organisée chez EDF à Quimper. C’est la douche froide. L’hydrolien ? Pas possible, les courants ne le permettent pas dans ce coin. L’éolien ? Faut voir, mais c’est un site naturel, il y a la loi Littoral. La maitrise de l’énergie ? C’est marginal. La gestion du réseau : seule EDF est habilitée à le faire. L’usage de la CSPE : seule EDF la gère. Mais présentez donc un projet, conclut l’homme d’EDF.

Cinq cadres EDF débarquent

Les îles non connectées

Les zones non interconnectées au réseau électrique métropolitain continental sont :
- La Corse,
- Les départements d’outre-mer,
- Saint-Pierre et Miquelon
- Les îles bretonnes de Molène, d’Ouessant et de Sein.

Les rêveurs de l’île de Sein ne se démontent pas, organisent des ateliers de travail au sein de la population et créent leur société pendant l’été 2013. Ils associent, dans leurs statuts, Patrick Saultier. Soixante-six actionnaires mettent au pot, dont une quarantaine d’habitants : 25% de la population permanente. Mais la création d’une telle structure privée menace de concurrencer la mairie et une partie du conseil municipal s’en inquiète. Après tout, qui est ce Patrick Saultier, atterri d’on ne sait où ? La femme du maire, Dominique Kerloc’h, s’oppose frontalement à IDSE, considérant l’opération comme louche.

EDF a-t-elle joué un rôle de diviseur ? François Spinec, 68 ans, autre pilier de la direction de IDSE, en est persuadé. Dernier marin pêcheur de l’île, qui en comptait 350 quand il a débuté, c’est un homme respecté, conseiller municipal depuis des années. Il raconte qu’en septembre, une réunion publique été organisée par la mairie. Pas moins de cinq représentants d’EDF, dont certains cadres de haut niveau venus de Rennes ou de Paris, se sont déplacés. Ils expliquent pourquoi un arrêté limite à 30% la part du renouvelable dans tout réseau : les variations trop brutales de puissance peuvent provoquer des coupures généralisées.

« Ils nous prenaient pour des idiots. Pour expliquer que les énergies renouvelables étaient intermittentes, ils allumaient et éteignaient un interrupteur. Ils ont même sorti un photomontage avec quatre ou cinq éoliennes plantées à côté du phare pour effrayer les gens. »

A cette époque, le maire Jean-Pierre Kerloc’h avait déjà basculé :

« Jean-Pierre était au départ à fond pour notre projet, mais il a été embobiné par Vincent Denby-Wilkes, le délégué régional d’EDF. Cétait “Vincent” par-ci, “Vincent” par-là... Un jour, je lui dis : “Tu pourrais pas lui demander un peu d’argent, à ton Vincent, pour la SNSM [la Société nationale de sauvetage en mer, ndlr].” Il me répond : “Je vais le faire.” Et EDF a versé 25 000 euros... »

Fin 2013, la brouille est consommée. Et dans une île de 150 habitants, un Clochemerle se joue à la puissance 2. Certains amis très proches, comme Serge Coatmeur et Jean-Pierre Kerloc’h, ne s’adressent plus la parole. La campagne des municipales est amère : on évite le sujet publiquement, mais il plane comme un fantôme. Coatmeur n’est pas réélu. Il garde un souvenir extrêmement dur de cette période, ce « grand gâchis » :

« J’ai été traité deux fois de traître dans ma vie. Une fois par la femme de l’ancien maire, la seconde fois quelques jours après par le maire. Il y avait pourtant tant d’enthousiasme au début ! »

« Techniquement irréaliste »

Dans la salle du conseil municipal, qui lui sert aussi de bureau, le nouveau maire, Dominique Salvert, m’accueille en bougonnant. Un grand portrait de de Gaulle en ciré nous observe (il est là pour rappeler que tous les hommes de l’île de Sein ont rejoint Londres en juin 40). Salvert a le visage buriné et les cheveux longs d’un Apache. Il me fait comprendre d’entrée de jeu qu’il en a marre de cette histoire de société Ile de Sein énergie. Pour lui, l’affaire est close : « Je ne veux même pas en parler. » La transition énergétique de l’île aura lieu, sans précipitation, et elle se passera de « cette société privée ».

A l’écouter, l’accusation selon laquelle la mairie serait passée sous l’influence d’EDF est fantaisiste. Il assure que les 25 000 euros d’EDF pour la SNSM n’ont rien à voir avec le dossier énergétique :

« C’est du mécénat, EDF a aussi fait des dons à Molène et de Ouessant. »

La SNSM de l’île de Seine (Emmanuel Pain/Rue89)

La seule raison de la rupture entre la mairie et le projet IDSE, dit-il, c’est que les statuts de cette société ont été « mal emmanchés », faisant la part trop belle à ce Patrick Saultier qui est, bizarrement, à la fois consultant, actionnaire et directeur général... et qui a négocié des honoraires confortables si le projet est lancé : il touchera 100 000 euros par an, frais compris (voyages...) pour diriger ce grand chantier. Et puis, sur le fond, viser 100% de renouvelable, « c’est techniquement irréaliste », tranchet- il :

« Nous, on ne fait pas croire aux gens des choses impossibles. »

Il rappelle que c’est la mairie, pas « cette société commerciale », qui a lancé la réflexion depuis 2008. Et qu’elle n’est pas resté e inerte :

« On a changé les frigos, les ampoules des lampes, on a réduit la consommation d’eau avec des chasse d’eau et des robinets adaptés [l’eau douce est obtenue par désalinisation, qui nécessite 7% de l’électricité consommée dans l’île, ndlr]. Et on va continuer. »

Il parle des projets en cours : une HLM de quatre logements qui sera en autonomie énergétique, la réfection de l’éclairage public, des compteurs communicants, un programme d’isolation... Il défend, enfin, le partenaire EDF :

« Contrairement à ce qui est dit, ils sont favorables à la transition énergétique. »

Larguez les amarres (Pascal Riché/Rue89)

Ce qu’il ne me dit pas, c’est qu’ EDF lui a présenté un plan déjà ficelé pour cette transition. Au siège du groupe, on m’en décrit par téléphone les grandes lignes : dans un premier temps, un mât de mesure va être installé près du phare, pour mieux connaître les régimes du vent. Puis, en fonction des résultats, EDF proposera à la population d’installer « une ou deux éoliennes » qui fournira 40% ou 50% de l’énergie de l’île. C’est plus que la limite règlementaire (30%), mais cette dérogation sera permise par un système de batterie qui stockera l’énergie. « La population devra évidemment accepter le projet », m’explique-t-on.

Quant au projet concurrent de IDSE, EDF ne le commente pas :

« EDF n’a été saisie à ce stade d’aucune demande de projet par cette société. »

« Si ça avance, ce sera grâce à nous »

A deux pas de la mairie, dans la belle maison des Spinec – l’ancien presbytère –, Cathy a préparé un magnifique Saint-Pierre pêché l’avant-veille par son mari François. En habitués des lieux, Serge Coatmeur et Patrick Saultier se lèchent les babines : « Chez Cathy, c’est le meilleur restaurant de l’île. »

La conversation roule sur la visite mystérieuse, au phare, des cinq envoyés d’EDF, la veille. Ils préparent la pose d’un mât de mesure, c’est le signe que leur projet d’éolienne se précise. Les convives oscillent entre agacement et fierté : « Ils font cela uniquement pour tuer notre projet », estime Serge Coatmeur. « Dès qu’on fait un pas, ils font un pas », constate François Spinec. « C’est bon signe, c’est le signe qu’ils nous prennent très au sérieux », rassure Patrick Saultier, cherchant à requinquer la compagnie. « Jamais ils n’ont mis une éolienne sur aucune île ! Si ça avance, ce sera grâce à nous », se console Spinec.

L’idée de reprendre langue avec EDF est pourtant exclue. Ce sera projet contre projet. David contre Goliath.

Patrick Saultier, François Spinec, Serge Coatmeur (Pascal Riché/Rue89)

Les dirigeants de IDSE entendent porter le débat au niveau national. Ils alertent la presse : Le Canard enchainé a déjà consacré un article à leur croisade. Ils parlent de créer une association de soutien. Ils ont commencé à faire du lobbying à l’Assemblée. Un amendement a été rédigé, pour qu’il soit glissé par des députés dans le projet de loi sur la transition énergétique, en discussion en septembre.

L’idée est de créer une exception aux règles existantes pour permettre des expérimentations dans les îles de moins de 100 000 habitants non connectées au réseau (Ouessant, Sein, Molène, Saint-Pierre-et-Miquelon). Elles deviendraient des laboratoires des énergies renouvelables : elles pourraient s’affranchir de la règle qui plafonne à 30% la part de l’énergie renouvelable sur un réseau électrique. Le réseau pourrait être géré par des structures indépendantes, qui pourraient récupérer une partie de la CSPE.

Les trois hommes se prennent à rêver. Si l’amendement est adopté, ils déposeront un dossier au CRE, la Commission de régulation de l’énergie. Si la CRE se saisit du dossier, elle ne manquera pas de l’avaliser, car elle doit privilégier le plus rentable.

Si elle donne son feu vert, EDF, qui n’est qu’un prestataire parmi d’autres, n’aura pas son mot à dire. Si ça marche, d’autres communes suivront, ce sera la fin du monopole... Si... L’utopie, au départ, était une île. Aujourd’hui, c’est simplement ce qui n’a pas été essayé.

Cet article a initialement été publié sur Rue89 le 19 juillet 2014

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RÉPONSES DE LA RÉDACTION
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  • pannacotta : France castratrice

    Quelle honte que cette France castratrice, qui détruit les initiatives locales au profit des grandes multinationales avides d’argent. Sénans, battez-vous pour votre indépendance énergétique !

    25.07 à 11h24 - Répondre - Alerter
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