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21-11-2013
Mots clés
Société
Emploi
Solidarité
France
Interview

« Les travailleurs sont malades de la perte de leurs illusions »

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« Les travailleurs sont malades de la perte de leurs illusions »
(Crédit illustration : Gwen Keraval pour « Terra eco »)
 
L’ergonome Anne Flottes estime que les salariés ont encore des moyens d’agir. Ils doivent inventer au quotidien des formes de résistances et des compromis pour tenter de ne plus souffrir.
Le Baromètre de cet article
ÉCOLOGIE SOCIÉTÉ ÉCONOMIE
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Pourquoi est-on malade du travail ?

Parce que c’est dans le travail (qui ne se limite pas au salariat) que nous nous construisons en même temps que la société. Le travail tel qu’il est prescrit est toujours une « mission impossible » marquée par des conflits, des contraintes, des manques. Mais c’est aussi un espace où, individuellement et solidairement, quelle que soit notre fonction, il nous faut prendre des responsabilités, inventer. C’est à la fois une expérience de satisfaction et d’échec, de doute : on souffre de ne pas pouvoir faire ce qu’on voudrait, mais plus souvent de faire ce qu’on n’aurait pas voulu faire.

Existe-t-il toujours des moyens d’action pour le travailleur ?

Les contraintes et les marges d’organisation sont bien différentes suivant que l’on est chercheur, conseiller dans un centre d’appels ou ouvrier sur une chaîne de montage. Mais les enjeux psychiques du travail relèvent essentiellement des conflits sociaux, de contraintes et d’injustices dont on sait qu’elles pourraient être transformées. Travailler exige de tenir compte des lois de la nature ; c’est compliqué et pénible mais les activités les plus difficiles ne sont pas nécessairement celles où les gens tombent le plus malades. Les débordements surviennent lorsqu’on est pris, individuellement et collectivement, dans des contradictions entre des intérêts divergents : lorsqu’on se conforme aux instructions pour se préserver d’un embarras et qu’ensuite la situation se retourne et provoque une souffrance plus grande encore…

Un exemple ?

Prenons un plateau téléphonique. Les conseillers ont été formés à « vendre n’importe quoi à n’importe qui » et, s’ils obtiennent de bons scores, on leur promet des primes. Pour y parvenir, il faut considérer le client comme une chose manipulable. Mais, en dehors du travail, ces conseillers devenus consommateurs ne supportent pas d’être démarchés de cette façon par d’autres professionnels. Et puis, dans la vie intime, il est dangereux de manipuler l’autre plutôt que de tenter de le comprendre. Tôt ou tard, les « bons » vendeurs craquent. Ceux qui s’en sortent sont ceux qui trichent astucieusement, qui acceptent de « faire alliance » avec le client, de vendre un peu moins mais d’une façon compatible avec leur histoire singulière.

Pour autant, est-on plus malheureux aujourd’hui qu’au début du siècle ?

Qui est capable de dire si les gens étaient malheureux avant ? Pas moi. D’après ce qu’en disent les historiens, je ne souhaite pas à mes petits-enfants d’être ouvrière ou agricultrice au XIXe siècle. Pour ce dont je peux témoigner, il y a quarante ans, nous n’avions pas les mêmes souffrances, mais nous n’avions pas non plus les mêmes attentes. Aujourd’hui, les gens que je vois sont surtout malades de la perte de leurs illusions. Et cela nous ramène à la ligne éditoriale de votre magazine : la durabilité. On a pu croire qu’il y avait un progrès inéluctable qui poussait nos sociétés vers une croissance in(dé)finie. Que chez nous, il serait possible de produire et consommer sans limite, de vivre en paix tout en exploitant sans fin les ressources des pays dominés, que nos enfants seraient toujours plus riches et en même temps préservés de conflits et de souffrance.

Et ce rêve s’effondre…

Forcément. Actuellement, tout ce qui avait été (et est encore) dénié revient : le fait que ce système est pétri d’inégalités, que pour fonctionner il entraîne l’exploitation de l’autre – à l’intérieur de chaque société et entre elles – et surtout qu’il n’y a pas d’issue qui n’implique des conflits d’intérêt. Tout cela est loin d’être anodin dans la façon dont nous travaillons au quotidien. Si cela va si mal dans certains secteurs considérés comme à l’avant-garde de la technique et du social – l’automobile, le nucléaire, et même certains services publics –, c’est que les travailleurs ont pu croire qu’ils œuvraient pour le bien commun, sans doutes ni contradictions, qu’ils étaient des héros et que cela valait bien quelques privilèges. C’est dur de devoir tout à coup remanier toute son histoire de travail !

L’organisation du travail n’est donc pas en cause mais plutôt le modèle de société ?

Pour moi, l’organisation du travail n’est que l’outil cohérent du modèle de société que nous avons eu et que nous avons encore aujourd’hui. Décider de changer les méchants managers ou l’organisation du travail « mal-traitante », repeindre en vert ou en rose les relations de travail est une escroquerie dangereuse. Du moins tant que l’on n’interroge pas la stratégie qui anime l’organisation, ce qui veut dire affronter les conflits sociaux et non les camoufler.

Dans cette organisation du travail, femme et homme sont-ils égaux ?

Pas du tout. Mais cette inégalité n’est pas celle à laquelle on pense au premier abord. Il est exact qu’il existe pour beaucoup de femmes une pénibilité liée à leur double journée – au domicile et sur le lieu de travail. On peut ajouter, pour certaines, la souffrance d’être confinées à des travaux déqualifiés, précaires, fortement contraints. Les hommes et les femmes n’exercent pas les mêmes activités de travail, y compris lorsqu’ils ont les mêmes emplois. Sauf que, paradoxalement, cette situation peut avoir un effet protecteur sur la santé. Précisément parce que – en tant que dominées – la plupart des femmes se font moins d’illusions sur les promesses de promotions, elles ne font pas n’importe quoi pour les obtenir, et s’effondrent moins si elles en sont privées. De plus, les femmes, qui majoritairement ont la charge des travaux domestiques, doivent construire des compromis compatibles avec ces deux activités de « travail », inventer des représentations et des comportements qui fonctionnent avec les collègues, les usagers et les enfants. Ces constructions, plus souvent perturbées, sont d’autant moins fragiles qu’elles sont plus souples.

Les femmes se retrouvent donc en pleines contradictions…

Oui. Mais c’est ce qui peut les préserver de ce qui arrive à bien des hommes. Etre obnubilé par « je dois être fort, je dois tout accepter, je dois avoir de l’ambition et réussir » permet de tenir… un temps. Mais si ces représentations sont mises en défaut par quoi que ce soit, la crise est d’autant plus dangereuse que les valeurs « viriles » n’incitent pas à exprimer ses doutes et à valoriser les astuces discrètes de contournement.

Pour vivre mieux au travail, mieux vaut donc ne pas trop en faire…

Pas du tout. Si on ne s’engage pas dans son activité, on ne peut pas tenir au travail. La question n’est pas de prendre du recul par rapport au travail mais par rapport à l’illusion qu’il serait possible de « bien » travailler et que cela vaudrait une rétribution supérieure. Pour vivre mieux au travail, il faut engager toute son énergie pour inventer discrètement, au quotidien, des formes de résistance et des compromis précaires mais supportables individuellement et collectivement.

A vous entendre, on ne peut donc pas dissocier ce que nous sommes dans la vie et ce que nous sommes dans le travail ?

On peut, mais pas sans risques. Ce n’est pas simple de s’opposer aux CMR (composés cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques, ndlr) et de vouloir posséder le dernier téléphone portable…Les choix politiques se jouent au ras des pâquerettes de l’activité des citoyens, producteurs et consommateurs.

Mieux vivre au travail est-il une question de sens ?

La question du contenu, de l’utilité, des effets de l’activité de travail ne se pose pas seulement dans des secteurs comme celui de la santé, elle est essentielle au quotidien et partout. Si elle est souvent occultée, c’est en grande partie parce qu’elle dévoile les conflits d’intérêt et les contradictions subjectives.

C’est grave, docteur ?

Douloureux, mais pas mortel. Si ces situations sont interprétées du point de vue du travail et non comme le fait de personnalités perverses, des représentations et des actions nouvelles peuvent être inventées…

On a inventé le terme de RSE, Responsabilité sociale des entreprises, qu’en pensez-vous ?

Qu’un employeur ait conscience qu’il peut se retrouver au tribunal si l’un de ses employés est victime d’un accident professionnel, cela me semble un bon garde-fou. En revanche, croire que la RSE aura un impact sur la stratégie d’une entreprise, cela me semble une naïveté suspecte. Tant que les profits ne sont pas atteints par les manquements à ladite responsabilité, tant qu’aucun dispositif ne limite le pouvoir des dirigeants en organisant la confrontation avec les salariés, les usagers, les politiques sur les décisions stratégiques, cela relèvera de la langue de bois.

Nos dirigeants se préoccupent-ils suffisamment du bien-être au travail ?

Je vais être brutale dans ma réponse. Le « bien-être au travail », c’est de l’enfumage. Soit nous parlons de la santé au sens étroit et dans ce cas les dirigeants (et pas qu’eux) peuvent s’en préoccuper, car on est très loin du compte. Il y a toujours autant de produits toxiques, d’accidents du travail, de restructurations « boursières »… Soit nous parlons de « dialogue social », « d’organisation participante », et il s’agit seulement de faire oublier la violence des rapports sociaux, et c’est dramatique pour ceux qui y croiraient. Pour moi, l’enjeu pour la santé au travail, c’est que chacun fasse des compromis qui ne soient pas des compromissions. Et ça, ça se joue au quotidien.

Mieux vivre au travail reviendrait donc à chercher à y être soi-même ?

Le travail permet de se faire soi-même, car ce « soi-même » ne va pas de soi. Et il n’est pas que « bon ». Heureusement que les autres nous contraignent pour que quelque chose de socialement utile soit produit. Et en retour, cette construction collective doit sans cesse pouvoir être contestée, parce qu’elle n’est jamais « juste ».

Votre réflexion s’applique aux grandes entreprises. A l’échelle d’une petite ou d’une moyenne entreprise, les conditions sont très différentes. Non ?

Non, je crois que les conflits de travail sont de même nature partout, même si les formes sont différentes. Sinon, peut-être que dans les TPE (très petites entreprises, ndlr) et les PME – les rares qui ne sont pas sous-traitantes de grands groupes –, on ne s’enivre pas de « bien-être au travail ». La question, c’est de répondre à un besoin et d’en vivre ; et la sanction des errements est rapide et définitive. —
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Président de l’association des Amis de Terra eco Ancien directeur de la rédaction de Terra eco

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