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21-11-2013
Mots clés
Emploi
Nucléaire
France

Les sous-traitants de l’atome se cachent pour mourir

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Les sous-traitants de l'atome se cachent pour mourir
(Un technicien inspecte les pales d’une turbine durant une maintenance à la centrale nucléaire du Bugey. Crédit photo : benoît tessier - reuters)
 
Pour faire des économies, EDF confie à des entreprises extérieures près de 80% de l’activité de maintenance des centrales nucléaires françaises. Autour d’accidents parfois fatals et de conditions de travail difficiles, le silence fait loi.
Le Baromètre de cet article
ÉCOLOGIE SOCIÉTÉ ÉCONOMIE
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La centrale de Cattenom est en deuil. Nous sommes le 1er mars 2013. La veille, deux ouvriers qui travaillaient à la maintenance d’un réacteur du site de Moselle sont morts. Un troisième a été blessé. Une nacelle élévatrice aurait basculé à 90 degrés, puis complètement, précipitant les trois ouvriers la tête la première. Une chute de quatre mètres. Tous trois étaient employés par une société de sous-traitance s’occupant de la réfection de l’un des réacteurs de la centrale. Très vite, la CGT pointe du doigt les conditions de travail de ces sous-traitants. L’un des trois intérimaires n’était pas « directement affecté à des travaux sous rayonnements » (DATR, l’une des catégories des travailleurs exposés). Le syndicat dénonce surtout l’utilisation d’une nacelle inadaptée. Une économie de bout de chandelles aux conséquences dramatiques, selon lui. La tragédie a valu au site lorrain un rappel à l’ordre de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Une information judiciaire a également été ouverte. Un drame de plus, dans un secteur où la réduction des coûts a pris le pas sur la sécurité.

Maintenance des centrales, nettoyage, traitement des déchets et décontamination… autant de tâches qu’EDF a progressivement externalisées à partir des années 1980. « Aujourd’hui, 80 % de ces activités sont réalisées par des sociétés de sous-traitance », reconnaît Mathieu Baratier, chargé de communication du groupe public. « L’appel à la sous-traitance répond principalement à deux besoins. D’une part, bénéficier de salariés spécialisés en permanence sur chaque site. D’autre part, disposer d’une main-d’œuvre importante lors des arrêts pour maintenance des réacteurs. » Dans le jargon, on appelle cela un arrêt de tranche. Un chantier décennal, mobilisant environ 1 500 intérimaires venus de toute la France, souvent exposés aux risques de radiations.

Tous les dix-huit mois en moyenne, EDF renouvelle le marché. Un nouvel appel d’offres est lancé, la société doit alors se serrer la ceinture pour satisfaire le groupe public. Ou céder sa place. « Cela pose un réel problème de sauvegarde des compétences, et donc de sécurité, note José Andrade, syndicaliste CGT, lui-même salarié de la société SPIE. Entretenir une centrale nucléaire n’est pas un travail comme un autre. » Faire vite, pour moins cher : le pari n’est pas sans risque.

En 2012, un cahier des charges social a bien été mis en place par EDF pour préciser les conditions de recours à la sous-traitance. Le géant de l’électricité a intégré de nouveaux critères dans ses appels d’offres : la réduction des accidents est devenue une exigence. La mesure devait inciter les entreprises à mieux protéger leurs salariés. Au contraire, elle a encouragé à dissimuler les accidents intervenus au sein des centrales. En juin 2013, Guy (1) se retrouve transporté à l’hôpital, brûlé à la nuque par l’explosion d’un transformateur. Ce jeune homme de 25 ans travaille dans une filiale de la société SPIE, l’un des principaux sous-traitants d’EDF. « J’ai été accompagné à l’hôpital par un cadre de la société. Une fois soigné, il a conservé ma feuille d’arrêt de travail, et m’a remboursé en mains propres mes frais hospitaliers. Ce qui a permis à l’entreprise de ne pas déclarer mon accident du travail. » Ce jour-là, l’avis d’incident publié par l’ASN ne mentionne aucun blessé. « D’après les informations disponibles, l’incendie a été maîtrisé rapidement, et aucune victime n’est à déplorer », précise le communiqué. Pourtant, une facture de 107 euros, émise par l’hôpital, atteste que Guy a bien subi une batterie d’examens ce jour-là. Le document évoque notamment des actes infirmiers et/ou chirurgicaux.

Loi du silence

Licencié quelques mois plus tard, Guy a fait part de sa colère dans une lettre à ses collègues. Il évoque des responsables « corrompus », et dénonce la pression qui « oblige les salariés à cacher les accidents du travail ». Contactée, l’entreprise n’a pas répondu à nos sollicitations. Environ deux tiers de ces accidents seraient ainsi dissimulés, selon José Andrade. « Chaque semaine, des collègues refont leur apparition après plusieurs semaines, voire une année d’absence. Parfois, ces absences font suite à des accidents très graves. A chaque fois, aucun congé maladie n’est enregistré. » Le syndicaliste parle de loi du silence. « Les salariés craignent d’être licenciés, ou tout simplement de ne pas être repris lors du prochain contrat de sous-traitance. »

Aujourd’hui, selon la CGT, 82 % des salariés exposés aux risques d’irradiation seraient des sous-traitants. Un chiffre que Mathieu Baratier refuse de commenter. « Les agents EDF et les intervenants extérieurs ont les mêmes conditions de travail. Et donc la même formation aux risques, les mêmes protections, le même suivi médical », assure le communicant du groupe public. « Faux ! », rétorque José Andrade, pour qui ces trois points font justement l’objet de différences de traitement flagrantes. « Les agents EDF bénéficient de quatre mois de formation minimum, contre deux semaines pour les salariés sous-traitants (2). Quant aux protections, les économies réalisées conduisent parfois ces sous-traitants à mettre en danger leurs salariés. » Membre du Comité central d’entreprise d’EDF, Yves Adelin estime ainsi qu’« un salarié sous-traitant, c’est pour EDF un véritable couteau suisse : on le déploie et on peut en faire ce que l’on veut. »

Le jeu en vaut la chandelle pour les entreprises concernées. Selon un document confidentiel datant de 2010, EDF a déboursé cette année-là 1,799 milliard d’euros de prestations consacrées à la maintenance de ses centrales nucléaires. Un chiffre en constante augmentation depuis dix ans. Dans le même temps, le nombre d’accidents signalés a lui aussi augmenté, passant de 307 en 2007, à 485 en 2010. « On alloue chaque année 4 000 agents uniquement à la gestion des 22 000 employés des sociétés de sous-traitance, assure Yves Adelin. Une usine à gaz, mais qui permet à EDF de ne plus avoir à assumer les coûts liés aux risques professionnels. » Responsable de cette politique selon les syndicats du groupe comme ceux des sociétés de sous-traitance : l’Etat, actionnaire principal d’EDF. Au ministère de l’Energie, la priorité est de soutenir la filière nucléaire dans son ensemble. En janvier dernier, un fonds de modernisation des entreprises nucléaires, le FMEN, a été mis en place. Une enveloppe de 133 millions d’euros, à destination des PME liées à l’activité nucléaire. Objectif : accroître la compétitivité de ces entreprises, y compris au niveau international.

« Robots plutôt que salariés »

Sur les 133 millions d’euros mis à disposition, 50 millions ont été alloués directement par la Banque publique d’investissement. Or, l’origine de ces PME interroge. Par exemple, la société sous-traitante Essor est en fait une filiale du groupe Nuvia. Lui-même rattaché au groupe Soletanche Freyssinet, filiale directe du géant Vinci. De la même manière, la plupart de ces PME se trouvent être des filiales de Vinci, Areva, ou encore du groupe énergétique SPIE. Une arborescence de sous-traitants, pouvant aller jusqu’à quatre ou cinq niveaux, et qui permet à EDF, et aux groupes qu’elle emploie, de se décharger de certaines de leurs responsabilités.

Pour Michèle Rivasi (3), députée européenne (Europe Ecologie - Les Verts), les agents EDF ont leur part de responsabilité dans l’instauration de ce système qu’elle juge « dangereux » : « Longtemps, ils ont vu dans ces sous-traitants l’occasion de ne plus réaliser des tâches pénibles et dangereuses. Aujourd’hui, certains s’aperçoivent que leur outil de travail est menacé par ces accidents qui donnent une mauvaise image des centrales nucléaires. »

Alors l’omerta règne, et elle n’est pas l’apanage des sous-traitants. Le 7 octobre dernier, un incident survient à la centrale nucléaire du Tricastin, dans la Drôme. « Un souffle d’air comprimé a projeté un de nos deux salariés opérant sur une pompe hydraulique, rapporte la société Ortec. Transporté à l’hôpital de Montélimar, une incapacité de travail lui a été délivrée pour une durée de trois jours. » De l’air comprimé non radioactif selon la société. Une version partagée par EDF. Pourtant, certaines sources internes à la centrale évoquent une projection de liquides irradiés.

Selon toute vraisemblance, la responsabilité d’un agent EDF serait en cause, seul habilité à placer l’appareil hors pression. Cette fois, ni la direction ni les syndicats du site n’ont souhaité commenter l’incident. Michèle Rivasi dénonce un manque de transparence. « J’ai appelé l’ASN, impossible de savoir à quels radioéléments ont été exposés ces deux salariés. Aujourd’hui il est plus facile pour une parlementaire d’entrer dans une prison que dans une centrale. » Une opacité de mise au Tricastin, l’une des plus anciennes centrales nucléaires en activité, dont la durée de vie a récemment été prolongée, malgré des incidents pourtant fréquents.

Bientôt, la durée de vie des centrales nucléaires devrait être repoussée à soixante ans. Les équipements des 58 réacteurs français devront être modernisés. « Le gouvernement et EDF auront à prendre leurs responsabilités, lance Yves Adelin. Il faut investir massivement. Certaines opérations de maintenance pourraient être réalisées par des robots, plutôt que par des salariés sous-traitants qui risquent leur vie, pour une prime de 100 euros. » Ces derniers ne pourront d’ailleurs pas bénéficier du compte pénibilité qui permet notamment la retraite anticipée. Le 10 octobre, l’amendement proposant de prendre en compte la pénibilité spécifique des travailleurs du nucléaire, avec l’exposition aux rayons ionisants, a été rejeté… —

(1) Le prénom a été changé

(2) Cinq jours de formation « prévention des risques », et cinq jours de formation « qualité prestataire », selon la communication du groupe

(3) Fondatrice de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) et coauteure, avec Hélène Crié, du livre « Ce nucléaire qu’on nous cache » (Albin Michel, 1998)


Réacteurs : place à la nouvelle génération

Bingo pour EDF ! L’électricien français, associé à Areva et à deux partenaires chinois, va construire deux réacteurs nucléaires de nouvelle génération (EPR). Le client ? Le gouvernement britannique. Montant de l’accord : 18,9 milliards d’euros. Pour Henri Proglio, pédégé d’EDF, « cela va contribuer à définir le paysage énergétique de demain, basé sur des sources faiblement émettrices de CO2 ». Du côté d’Areva, on se frotte les mains et l’on se rapproche de l’objectif de dix commandes d’EPR d’ici à 2016. Le groupe français a pour l’heure commercialisé quatre exemplaires de son réacteur nouvelle génération. Ils sont en cours de construction (un en France, à Flamanville, dans la Manche, un en Finlande et deux en Chine). —

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Ces deux journalistes se sont rencontrés sur les bancs de l’IFP, une école de journalisme publique à Paris. Passionné de politique et d’histoire, Julien travaille régulièrement pour la rédaction de France 2 et de Public Sénat. Il partage avec Julie son intérêt pour les questions économiques et sociales. Journaliste de télévision et de presse écrite, Julie est passée par LCI, et collabore avec le Dauphiné libéré, quotidien de sa région d’origine. Diplômée d’économie, c’est aussi une grande voyageuse, photographe et assoiffée de culture.

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  • Hélas, le problème de la sous-traitance est beaucoup plus vaste et ne se limite pas à EDF. Tous les gros donneurs d’ordre, toutes les sociétés industrielles voire de service, du CAC 40, la Grande distribution, font une part de leur profit sur le dos de leurs sous-traitants (ou fournisseurs) que ce soit en France ou à l’étranger. Si les salariés des sous-traitants avaient le même niveau de rémunération, de formation et d’encadrement que ceux de leurs donneurs d’ordre, l’intérêt de la sous-traitance serait beaucoup plus limité. On demande en plus aujourd’hui au sous-traitant d’être flexible, c’est à dire de servir de variable d’ajustement en cas de variation de la charge. C’est une sorte de nouvel esclavage moderne qui ne pourra trouver d’ébauche de solutions que quand l’entreprise ne cherchera plus à optimiser son seul profit mais prendra en compte l’intérêt de toutes les parties prenantes qui contribuent à créer sa richesse : salariés, sous-traitants, fournisseurs, état et l’impact sur l’environnement et les externalités négatives de ses politiques et stratégies.

    5.12 à 17h33 - Répondre - Alerter
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