Scènes, climat et remue-méninges |
Par Hervé Fournier, Dominique Béhar |
14-09-2016
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« Les COP sont des espaces et des moments de théâtre »Conversation avec Frédéric FERRER, dramaturge. |
Les COP [1] sont des endroits de questionnement de notre modernité, d’interpellation du monde dans lequel nous vivons. Il y a 50 ans, je me serais peut-être intéressé à l’avènement du consumérisme généralisé et à notre mode de vie en allant dans une usine Singer, ou chez Frigidaire. Aujourd’hui, j’assiste aux conférences climatiques. Elles sont des tentatives un peu burlesques de l’ancien monde de tenter quand même d’élaborer des solutions qui permettraient d’arrêter le massacre ou d’aller un peu moins loin dans le massacre. Ce sont des endroits incroyables de prise de conscience et de basculement dans la connaissance et l’appréhension des enjeux parce qu’on y croise des experts, mais aussi des scientifiques et des citoyens engagés. Ils font le lien entre les actions de l’homme et la nature, ils nous rappellent comment l’anthropisation du monde est en train de condamner la sphère du vivant.
Un endroit de pouvoir et de tragédie qui frôle le ridicule !
Je regarde ces endroits-là comme des endroits de pouvoir où l’humanité se donne un moment pour agir sur le monde, globalement, et en même temps je considère ces enceintes terriblement ridicules dans les résultats auxquels elles parviennent, ridicules, y compris dans la grande satisfaction de la COP21 ; il est très fort ce moment où Laurent Fabius, fatigué, pleure d’être parvenu à l’Accord de Paris [2]. Mais qu’ont-ils signé ces Etats, finalement ? Pas grand-chose puisque la température va continuer d’augmenter. Le fait que cette humanité ait dû se battre pour cela, pour finalement continuer à réchauffer le monde… un peu moins vite, cette toute petite victoire là, pour moi, c’est la tragédie de l‘être humain d’aujourd’hui et je l’observe, comme Pérec observait le théâtre du monde à sa table de café place Saint-Sulpice.
Je pars du réel observable devant moi et je dérive vers la fiction, l’onirique et l’absurde. Et si cela produit alors quelque chose chez le spectateur ou un questionnement, ou une envie de s’engager, alors tant mieux. Mais c’est plus un effet collatéral ou indirect, ce n’est pas l’objectif initial.
J’ai beaucoup apprécié la proposition de John Jordan [3] , tout comme j’observe les YESmen, leurs interventions artistiques sont portées par une volonté très évidente d’activisme au cœur de leur création. J’adore ce qu’ils nous proposent dans leurs performances. En ce qui me concerne, je ne suis pas mû par la même recherche. Je suis comme un géographe, je décris un paysage, et puis je le tords. Pour le plaisir de le tordre. Et le plaisir des mondes qui peuvent surgir de ces torsions. Quand je raconte des histoires en mettant en scène l’ONU, ou des canards (A la recherche des canards perdus, création 2010), je ne me demande pas au départ si cela peut servir ou pas à l’action climatique du citoyen, je prends juste un sujet qui m’intéresse aujourd’hui.
Ce week-end au Grand T [4] est génial ! Réunir des artistes qui questionnent de façon différente une thématique globale, convier des chercheurs, des citoyens engagés et convier le public pour ces rencontres et instants de partage collectif, c’est comme cela je pense que de nouveaux publics peuvent être incités à aller au théâtre. J’ai l’impression que dans un WE comme cela, tes yeux s’écarquillent, et cela nourrit plein de nouvelles questions en chacun de nous. C’est ce type d’évènements qu’il faut organiser. Nous sommes encore trop timides dans les théâtres ; nos institutions culturelles doivent se donner comme urgence de se coltiner au monde. Il y a des milliards de récits à inventer aujourd’hui, par le texte, mais aussi par tout un tas d’autres données, des tableaux, des courbes, des graphiques, des commentaires de ces mêmes données, qui permettent de questionner le monde. Il nous faut davantage sortir du répertoire muséographique qui domine encore trop souvent les programmations. De très nombreux artistes questionnent dans leurs créations ce nouvel âge du monde dans lequel nous entrons (l’anthropocène) et mettent en jeu des récits à partir de réalités que nos prédécesseurs ne connaissaient pas. Ce n’est plus la guerre des deux roses. C’est l’humain contre les terriens. Les théâtres doivent absolument laisser de la place à ces artistes, s’ils ne veulent pas mourir recroquevillés sur eux mêmes et déconnectés des enjeux du monde.
Il faudrait convier des dirigeants culturels dans les COP finalement. Ils y découvriraient plein d’idées, d’autres façons de penser le monde et de le restituer dans leur programmation : on y entend les voix du Sud, des voix qu’on n’entend nulle part ailleurs, ces mêmes voix qu’on entend pas ou plus dans les lieux culturels. Nous devons reconstruire des endroits de fabrique de disssensus en permanence (G. Deleuze) pour réfléchir, contester, penser collectivement d’un seul coup, vivre la confrontation de deux discours (comme vendredi soir - le 10 juin – sur le sujet NDDL) et créer une effervescence de partage de savoirs, de pratiques et cela c’est l’essence même du lieu culturel.
Propos recueillis le 12 juin 2016 par Hervé FOURNIER. Remerciements au Grand T.
[1] Une COP est une Conférence des Parties signataires de la Convention Climat (COP). La Conférence de Paris de 2015 sur le climat a eu lieu du 30 novembre 2015 au 12 décembre 2015 au Bourget en France. Plus d’infos sur www.cop21.gouv.fr La prochaine se tiendra à Marrakech à compter du 7 novembre 2016.
[2] Voir la vidéo sur www.lemonde.fr/cop21/video/2...
[3] Conférence-performance inaugurale de Christophe Bonneuil le 10 juin, mise en scène par John Jordan Bonneuil www.tousterriens.com/ce-qui-...
[4] Tous Terriens, un festival pour changer d’ère, s’est déroulé des 10 au 12 juin 2016, au Grand T, théâtre de Loire-Atlantique. Plus d’infos sur : www.tousterriens.com/le-festival/
Hervé Fournier et Dominique Béhar animent Terra 21, un bureau d’étude qui intervient notamment dans la sphère des industries culturelles, principalement la filière spectacle. |