Le monde agricole refuse le champ du cygne

En proie à de profondes mutations, le monde agricole captive les documentaristes qui moissonnent des témoignages en posant sur lui des regards ethnographiques, militants, nostalgiques. Avec Il a plu sur le grand paysage, le producteur et cinéaste belge Jean-Jacques Andrien revient au pays de Herve, terre agricole située dans le nord-est de la province de Liège, en Belgique, où il tourna, en 1981, une fiction sur la transmission d’une ferme d’un père à son fils, Le Grand paysage d’Alexis Droeven.

La crise laitière de l’année 2009 a durement frappé les fermes de la région. Dans ce contexte déjà profondément déstabilisé, les agriculteurs s’inquiètent de la suppression définitive des quotas laitiers en 2015 et des projets de libéralisation des marchés agricoles soutenus par l’Organisation mondiale du commerce. « La pression du marché a fini par atteindre les êtres dans leur culture fondamentale, créant une fracture existentielle que je n’avais pas ressentie en 1980 », observe le réalisateur. Il ne s’agit pas, contrairement aux Profils paysans de Depardon, tournés entre 2001 et 2008 dans les Cévennes, de capter les derniers instants d’un monde perdu. Le pays de Herve est le théâtre d’une lutte et d’une réflexion collective sur l’avenir. « J’ai filmé des combattants, souligne le cinéaste, des gens qui n’ont pas abandonné. »

Pourtant, le propos n’est ni militant ni démonstratif, comme dans Nos enfants nous accuseront, de Jean-Paul Jaud (sorti en 2008), ou Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau (sorti en 2010). Sur le plan formel, le documentaire accorde une place centrale à la parole des agriculteurs. « Pour chaque entretien, nous avons fait une seule prise, puis gardé un segment au montage, sans le couper, retenant les longueurs qui permettent aux gens d’exister. Leur parole exprime une émotion directe que la fiction n’aurait su raconter. »

Paysage et témoignages bruts

A partir de cette matière brute – paysage et témoignages –, l’écriture cinématographique montre comment cette fracture existentielle traverse les gens, mais aussi le territoire, marqué par les changements de modèle agricole. Une démarche proche de celle de Pierre Creton, cinéaste et ouvrier agricole en Normandie. Dans Secteur 545, celui-ci demande aux éleveurs quelle différence ils font entre l’homme et l’animal : « Les agriculteurs ont une réponse à apporter parce qu’ils sont au cœur d’une relation intime avec l’animal. Je ne m’intéresse pas seulement à leurs paroles, je recueille des attitudes, des corps, du silence. » Le genre du documentaire, plus qu’un autre, saisit cette relation intime à la terre entretenue par les agriculteurs, à qui l’on abandonne la question, pourtant politique et collective, de l’exploitation de la nature. —

Il a plu sur le grand paysage, de Jean-Jacques Andrien. En salles le 14 mai.