Cet article fait partie de notre enquête sur les bureaux vides à Paris. Lisez la suite ici.
Pas un piéton, pas une échoppe, seulement quelques pancartes « à louer » qui se dressent au-dessus d’un trottoir cabossé. A Argenteuil, dans le Val-d’Oise, l’endroit ressemble à n’importe quelle zone industrielle de banlieue parisienne. Sauf qu’il abrite une résidence d’un genre nouveau. Entre deux immeubles où fourmillent des employés, Alexis, Simon et Anthony ont élu domicile dans un bâtiment d’entreprise. En toute légalité. « Le quartier n’est pas très accueillant mais à 200 euros par mois, on n’est pas regardants », lancent avec gaieté les colocataires.
Dissuader les squatteurs
Sous leurs fenêtres, d’imposants containers ont remplacé les camions de livraisons. Leur mission ? Empêcher les gens du voyage de s’installer. Sur les parois vitrées de ce qui fut le siège d’une entreprise de viennoiseries, une dizaine d’affiches achèvent de dissuader les squatteurs. « Protection par occupation », le message est signé Camelot International, une entreprise pionnière de la colocation en immeubles vacants.Résidents temporaires, les colocataires ne veulent pas investir dans le mobilier.
En Hollande, où le groupe est basé, 50 000 personnes vivent aujourd’hui dans des bureaux vides. En France, ils ne sont pour l’instant qu’une vingtaine à avoir fait ce choix. Jusqu’à la fin de l’année, ce dispositif encadré par la loi est en phase d’expérimentation. D’ici là, Olivier Berbudeau, le directeur de Camelot France, compte installer 200 nouveaux résidents et obtenir un feu vert définitif des autorités. Avec 4,5 millions de mètres carrés inoccupés en Ile-de-France, la crise qui frappe l’immobilier de bureau depuis cinq ans lui donne des raisons d’espérer.
Un système gagnant-gagnant ?
Construit il y a à peine dix ans, l’immeuble d’Argenteuil ne trouve déjà plus preneur. Pourtant il est encore fringant. « Sans présence humaine, ce type de bâtiment se dégrade et perd le quart de sa valeur en moins de deux ans », affirme Olivier Berbudeau, avant de développer « il serait cambriolé tous les trois mois, pour le cuivre, les câbles, etc. » Un sort auquel les bureaux d’Argenteuil devraient échapper. Car dans la cage d’escalier, comme un avertissement, la lumière est allumée.A 23 ans, Alexis a quitté le domicile de ses parents pour un immeuble de bureaux.
Ce jour-là, bloqué par la neige, Alexis travaille depuis chez lui. En janvier dernier, ce jeune journaliste de 23 ans a quitté la maison de ses parents pour investir une chambre d’au moins 35 mètres carrés. « C’est tellement grand qu’on ne sait même pas quelle surface on a exactement », jubile le résident. « En contrepartie, à part signaler le carrelage qui se décolle dans les toilettes et prévenir quand on s’en va plus de trois jours, on n’a aucune obligation. » Sa seule présence garantit déjà à Camelot du gardiennage gratuit. « Et puis des locaux chauffés se dégradent moins vite », ajoute le directeur du groupe, intarissable sur les mérites de ce système gagnant-gagnant.
« 20 prises ethernet dans la chambre »
Pour les résidents, l’électricité est gratuite et illimitée. Et chacun est libre d’installer son propre mobilier. Déco rouge et noir, plantes grasses et tapis : Alexis a donné à ce qui fut un open space des allures cosy. A chaque coin de la pièce, des lampes d’appoint permettent d’éviter la lumière crue des néons et, pour une fois, les meubles Ikéa ne se sentent pas à l’étroit.Pour les colocataires, l’électricité est gratuite et illimitée.
Reste que bâtiment n’a pas été conçu comme un logement. Et Alexis échangerait bien les 20 prises ethernet de sa chambre contre des fenêtres qui s’ouvrent et un radiateur dans la salle de bain. Car sous ses airs d’affaire du siècle, le système a ses inconvénients. Pas de familles, pas d’animaux de compagnie, pas de bougies, pas de trous dans les murs, pas plus de deux visiteurs à la fois et surtout pas de fiesta… Pour que le propriétaire soit sûr de retrouver son bien dans le même état, Camelot a dressé une liste de restrictions longue comme le bras. « Mais aucune ne me gêne vraiment, tempère Alexis, il n’y a pas de vice caché, tout était écrit dans le contrat. »
« Le revers de la médaille, c’est la précarité »
Pour devancer toute critique, Olivier Berbudeau joue franc jeu. « Le vrai revers de la médaille, c’est la précarité », assume le directeur. Tous les soirs, tandis que les employés de l’immeuble voisin grimpent dans leurs voitures pour regagner leurs foyers, Anthony, Simon et Alexis font le chemin inverse pour retrouver ce qui ne sera jamais qu’un logement à durée déterminée. Pendant quatre mois, six mois, un an ? Les occupants n’en ont aucune idée.Pas de radiateur dans la salle de bain mais un sèche-main dans les toilettes.
Parfois ils reçoivent la visite d’une agence immobilière. Si les bureaux vides trouvent grâce aux yeux d’une entreprise, ces précurseurs du logement flexible n’auront qu’un mois pour faire leurs valises. « Ils ne sont pas locataires, ce sont des résidents temporaires », rappelle Olivier Berbudeau. Une nuance de taille qui permet de rompre le contrat à tout moment. « Pour que je puisse emménager, mes parents ont signé une attestation de relogement, comme ça on peut nous mettre dehors même en hiver. »
Fissure dans le droit du logement
Pour Jeudi Noir, l’attestation de relogement est une fissure de taille dans le droit du logement. L’association voit aussi dans ce bout de papier la limite du système. « Camelot ne créé aucune offre supplémentaire », souligne Julien Bayou, son cofondateur. « Cette formule s’adresse à des personnes qui, dans tous les cas, seraient logées, donc ça ne fluidifie pas le marché. »Sélectionnés sur dossiers et tous salariés, les colocataires d’Argenteuil ne sont pas dans le besoin. Le dispositif leur permet surtout de ne pas voir la moitié de leur paie filer dans leur loyer. « Nous n’avons aucune prétention sociale, reconnaît Olivier Berbudeau, mais on est ouvert à la flexibilité. » A la différence des agences immobilières, Camelot accueille salariés en CDD et intérimaires à bras ouvert.
Quatre personnes se partagent plusieurs centaines de mètres carrés.
Employé chez RFF, Anthony parcourt la France au gré des chantiers. Nomade par obligation, le trentenaire a pris l’habitude de ne jamais se séparer d’une pochette cartonnée. A l’intérieur, ses douze dernières fiches de paie côtoient un avis d’imposition et autres paperasses indispensables pour trouver un toit. Pourtant aux yeux des agences, ce zèle ne suffit pas. « Quand ils apprennent que je ne vais rester que six mois, ils referment mon dossier. » Anthony voit dans l’occupation de bureaux un moyen astucieux d’éviter l’hôtel. D’autant que si le chantier vient à s’arrêter brutalement, un préavis de 15 jours suffit pour quitter les lieux « S’il pouvait exister partout en France, ce serait génial », s’enthousiasme le résident.
Les associations se méfient
Mais dans son couloir de 20 mètres de long, Anthony se sent privilégié : « On ne va pas cracher dans la soupe, mais des logements à ce prix pourraient bénéficier à des gens moins bien lotis. » Le début d’une solution pour les 120 000 personnes en attente d’un toit ?Les résidents peuvent être mis dehors à tout moment, avec un préavis d’un mois.
« Vu la situation, il faudrait faire feu de tout de bois, admet Julien Bayou de Jeudi noir, mais les bureaux vides ne résoudront pas la crise du logement ». Comme lui, le collectif des Mal logés en colère se méfie. « Ce n’est pas de cette manière qu’on va sortir les gens de la précarité, on a besoin de solutions pérennes », soupire Salem Mathieu. Pour ce militant, il faut prendre le problème à la racine et « arrêter de construire plus de bureaux qu’il n’en faut, tout en soupirant qu’on a pas assez de foncier pour les logements sociaux ».
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