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30-04-2008
Mots clés
Océans
Développement Durable
Monde

La mer est-elle l’avenir de la Terre ?

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Actuellement inexploités, les océans nous réservent bien des surprises. Pour en savoir plus, « Terra Economica » s’est projeté dans l’avenir. Et Krishna Gurnule, scientifique des Nations unies, nous emmène à la découverte de la prochaine bombe à carbone.
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Enfin du bon temps ! Allongé sur son transat à mémoire de forme, Krishna Gurnule goûte au luxe réservé d’ordinaire à l’élite des ingénieurs de Gazform. A 30 mètres au-dessus de sa tête, la coupole en nanoplastique fonce imperceptiblement pour adoucir la réflexion du soleil sur le bleu acier de l’océan Arctique. Au sommet de la tour Poutine 1, point culminant du plus vaste terminal pétrolier du monde, le solarium offre un large panorama sur l’embouchure du fleuve Ob, d’où s’éloignent par dizaines les supertankers, alignés comme des colonnes de fourmis. Voilà deux décennies que les pétroliers géants n’ont plus besoin qu’un briseglace leur ouvre le passage. Les pilotes de la flotte de Gazform, le méga-conglomérat russe de l’énergie, ont malgré tout gardé l’habitude de se suivre à la queue-leu-leu. Loin au large, les flammes recrachées par les tuyères de 10 000 plateformes offshore font croire qu’un nouveau soleil s’apprête à poindre.

Quel chemin parcouru depuis qu’à l’âge de douze ans Krishna a quitté les lambeaux de son île du delta du Gange, grâce aux premières bourses dispensées par l’ONU aux « réfugiés climatiques » ! Ce programme d’aides n’a pas tenu longtemps, faute de crédits suffisants. C’est que les personnes déplacées par la montée des mers se sont chiffrées en dizaines, puis en centaines de millions. La chance a souri au jeune Bengali, devenu l’un des chimistes les plus brillants du Programme des Nations unies pour l’environnement.

La troisième guerre des Pôles

Krishna Gurnule peine à l’admettre, mais vus du pôle Nord, les effets du réchauffement climatique ont quelque chose d’appréciable. 17 ° Celsius à midi et 24 heures de soleil par jour. Krishna se lève car un officier de la marine russe lui a fait signe. C’est l’heure du rendez-vous attendu depuis des semaines. Le numéro 3 de Gazform, grand maître des gisements d’hydrocarbures polaires, accepte enfin de le recevoir. A titre confidentiel, bien entendu. En traversant le solarium, le regard de Krishna s’attarde un instant. A perte de vue, la fonte du permafrost, cette terre de Sibérie que l’on croyait gelée pour l’éternité, a laissé des milliards d’auréoles vert pâle. « La couleur de la mer au-dessus des coraux », songe-t-il un instant. Comme la banquise et le permafrost, les récifs coralliens ne sont guère plus qu’un souvenir. Krishna chasse un accès de mélancolie caractéristique de la « dépression climatique », comme l’ont baptisée les psys. Ce n’est pas le moment.

Krishna prend place à bord d’un gros porteur de ravitaillement qui met le cap vers le nord. Au bout d’une demi-heure, il se pose sur l’ancienne base offshore mobile de l’armée russe, construite en 2014, juste avant la première guerre du Pôle. Des MIG 100, capables de transporter des bataillons entiers n’importe où, appontent et décollent sans cesse. Les 10 milliards de tonnes d’hydrocarbures de l’Arctique russe forment le plus vaste trésor énergétique du monde, depuis le déclin de la production pétrolière du golfe Persique en 2016. La Russie est sortie victorieuse, mais exsangue, de la troisième guerre du Pôle, face aux troupes de Blackwater. Cette armée privée avait bâti sa réputation dès les années 2000 dans l’ex-Irak, en oeuvrant au service des firmes pétrolières anglosaxonnes. Pratiquement réduites à zéro pendant les décennies de guerre, les extractions polaires russes tournent maintenant à plein régime, histoire de rentabiliser l’investissement.

Bouchées de concombre de mer OGM

Krishna pénètre dans le bureau du vice-président de Gazform, qui mâchonne tranquillement un concombre de mer OGM importé des fermes piscicoles de Crimée. Son goût douceâtre et sa haute teneur énergétique remplacent avantageusement les antiques légumes, passés de mode aux yeux des riches, et considérés comme trop chers ou trop pollués. « Zakouski !, s’exclame Evguéni Lingarov, faussement jovial. Vous en voulez, professeur ? » Krishna décline l’offre et avise l’énorme plaque de navire qui trône au fond la pièce. Le nom inscrit sur la plaque, Akademik-Fedorov, est celui du fameux bâtiment scientifique depuis lequel ont plongé les bathyscaphes Mir 1 et 2, en août 2007, afin de planter un petit drapeau russe sur le plateau continental arctique, à 4 200 mètres de profondeur.

Les deux hommes s’observent un moment, ne sachant trop quelles politesses échanger. Krishna décide d’y aller bille en tête. « Nous avons terminé la campagne d’analyse que vous nous avez autorisé à effectuer autour du pôle magnétique. La décrystalisation des hydrates de méthane a franchi tous les seuils d’alerte. » Lingarov ne peut dissimuler un frisson. Il lâche brutalement : « Mais enfin, qu’est-ce que vous voulez que Gazform y fasse ? » L’impuissance de l’un des hommes les plus puissants du monde fait naître un sourire moqueur chez Krishna, qui l’efface instantanément. L’apparatchik jette malgré lui un oeil aux graphiques défilant sur le portable de l’expert de l’ONU. Deux heures plus tard, Krishna Gurnule est seul à bord d’un jet d’affaires de Spacioflot, qui repart pour le siège des Nations unies, à New Mumbai. Il le savait depuis longtemps, sa mission ne pouvait pas réussir. C’est tout juste s’il a pu arracher à son interlocuteur la vague promesse d’une « protection » pour de futures missions scientifiques. Tandis que l’avion-fusée vire à travers la ionosphère, le regard de Krishna reste fixé sur l’océan, cent kilomètres plus bas.

Semences de fer dans les océans

« C’est la prochaine bombe à carbone, et ce sera sans doute la pire », murmure le docteur en chimie du climat, la tête collée au hublot. Dès les années 2000, la mort des coraux et la fonte du permafrost n’ont cessé de libérer des volumes colossaux de gaz à effet de serre : du gaz carbonique et du méthane jadis piégés par la mer et la terre. La montée des océans, dont on espérait jusqu’en 2008 qu’elle ne serait que de quelques dizaines de centimètres, dépasse désormais quatre mètres en moyenne. Elle semble ne jamais devoir ralentir. Dans les sédiments des océans, et surtout en Arctique, les cristaux d’hydrates de méthane sont capables de libérer sans doute dix fois plus de gaz carbonique que le charbon, pourtant l’énergie fossile la plus abondante sur Terre. Voilà un demi-siècle que les climatologues le redoutent, mais cette fois nous y sommes : la fonte des hydrates de méthane s’accélère à un rythme exponentiel, signe qu’elle ne s’arrêtera sans doute plus.

Depuis des mois, l’ONU approche les Russes et les autres puissances qui se partagent le pôle Nord. « Il faut à tout prix convaincre tout ce petit monde de laisser les coudées franches aux contrôleurs de temps », conclut Krishna en présentant son rapport à ses supérieurs de New Mumbai, nouvelle capitale économique de l’Inde depuis que l’antique Bombay a été avalée par les flots. Les contrôleurs de temps… Au début, les climatologues traditionnels les ont considérés avec inquiétude et condescendance. Il faut dire qu’ils commencèrent par accumuler les échecs.

Mais la mer est la principale pompe à gaz carbonique de la planète, et à mesure que les effets du réchauffement du climat s’aggravaient, de plus en plus de scientifiques se mirent en quête du moyen de rendre cette pompe beaucoup plus efficace. En mars 2008, le voyage du Weatherbird II avait constitué la première tentative indépendante d’épandage de fer dans les océans, reproduite dans les années qui suivirent par des centaines d’autres missions financées par les plus grandes ONG écologistes. Le fer déversé dans la mer devait doper le plancton, pour augmenter sa capacité à absorber le gaz carbonique de l’atmosphère dissous dans l’eau. Les résultats furent décevants. On s’aperçut un peu tard que le processus biochimique de l’absorption du fer par le plancton était beaucoup trop complexe pour être efficacement exploité.

Du plancton « bouffeur de CO2 »

Puis, suivant la voie ouverte par le Nord-Américain Craig Venter, généticien mégalomane, de nouveaux laboratoires tentèrent de créer et de mettre en culture de nombreuses variétés de planctons génétiquement modifiés extrêmement fertiles, décuplant ainsi leur capacité naturelle à ingérer du gaz carbonique. Il fallut plus de trente ans pour créer ces nouveaux organismes, et s’assurer qu’ils rempliraient leur rôle sans bouleverser un peu plus les écosystèmes marins, déjà endommagés par la pêche industrielle, la pollution et le réchauffement général. En 2046, enfin, Krishna Gurnule eut le privilège de participer aux premières introductions de plancton transgénique aux quatre coins des mers du globe. Malgré les protestations virulentes des anti-OGM, les premiers résultats semblaient prometteurs. Mais cela ne suffirait manifestement pas à convaincre Gazform et ses concurrents de laisser des bâtiments scientifiques du monde entier s’égailler dans les eaux polaires.

Prolifération de poux de mer

Krishna réalise qu’il ne sauvera pas le monde aujourd’hui. Après des heures de debriefing fastidieux, il quitte enfin le siège des Nations unies. Il marche vivement dans les rues de New Mumbai, cherchant à échapper à la touffeur sur les hautes digues de la ville, bâties pour résister à l’élévation de l’océan Indien. Picorant des algues séchées, il observe à perte de vue les ouvriers aquacoles qui s’affairent sur des myriades de petites embarcations. Grâce aux progrès accomplis dans les élevages intensifs de poissons et d’algues, toutes les régions côtières du globe sont à peu près autosuffisantes en nourriture. C’était vital. L’épuisement des nappes phréatiques des zones les plus peuplées a vite fait de l’aquaculture une ressource indispensable pour l’humanité.

L’effort n’a fait que se renforcer après le moratoire international sur la pêche industrielle. Le signal d’alerte fut la disparition définitive des principales espèces de requins et de thons à la fin des années 2010. Le moratoire suffit tout juste à stabiliser les populations sauvages de merlu, de cabillaud, de saumon et de morue. Certaines mers tropicales, où coraux et grands poissons prédateurs furent éradiqués, devinrent bel et bien des déserts. De nouvelles espèces commencent maintenant à coloniser à nouveau certains espaces vides : la nature n’aime pas le vide. Mais la société n’aime pas les changements brutaux, quels qu’ils soient, et dans bien des régions, les conditions de subsistances de nombreuses populations pauvrent demeurent encore aujourd’hui cauchemardesques.

Rendre pérenne un développement massif de l’aquaculture avait été une tâche plus complexe que prévu. Dès 2007, la prolifération des poux des mers dans les fermes de saumon avait entraîné des dégâts terribles pour la chaîne alimentaire maritime. Les poux, d’abord hébergés dans les fermes piscicoles, décimèrent les saumons sauvages lorsqu’on se mit en tête de badigeonner leurs cousins domestiques d’antiparasites. Plus tard, la pollution endémique des eaux littorales par l’industrie, notamment en Chine et en Inde, créa une succession presque ininterrompue de problèmes. « Heureusement, songe Krishna, les hommes ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu’ils prennent peur. » Depuis une décennie, le spectre d’une dégradation irréversible de la vie marine est perçu comme la calamité de trop : la toute-puissante industrie aqua-alimentaire parvient désormais à faire pression sur l’industrie chimique, qui adapte ses procédés. « On progresse ! », veut croire Krishna en finissant son sac d’algues séchées.

Oubliant un instant ses angoisses sur l’avenir de la mer nourricière, Krishna Gurnule songe qu’il va pouvoir retrouver sa famille dans la nouvelle cité des mers bâtie en face de New Mumbai. Le lendemain matin, impatient, il embarque à bord d’un néo-clipper flambant neuf. En partance pour la mer de Chine, le fier trois-mâts en matériaux composites et à voiles semi-rigides doit d’abord faire une brève escale dans la ville flottante où vivent la femme et les enfants de Krishna. Ce sera une courte croisière, mais c’est toujours un bonheur de voir l’un des plus anciens modes de transport régénéré par les technologies avancées ! Dissimulés sur la surface des mâts, des nanocapteurs véliques permettent à l’unité centrale du navire d’adapter les voiles à chaque microvariation des vents, bien mieux que ne pourrait le faire le plus attentif des régatiers. Tandis que le coursier fend les flots à plus de 25 noeuds, Krishna observe les cargos mollement tractés par d’immenses parachutes ascensionnels. Cette technique permet d’économiser un tiers du carburant jadis indispensable à leur navigation. Marchands ambulants et taxi-vedette La cité des mers grandit sur l’horizon. Le néoclipper passe au-dessus d’un immense parc d’hydroliennes, qu’on distingue dans l’eau claire par vingt mètres de fond.

Puis il longe un alignement de « serpents de mer », de longues turbines électriques actionnées par la houle. Krishna Gurnule débarque enfin. Deux ans que ces missions incessantes auprès des Nations unies ne lui avaient pas donné l’occasion de revoir sa maison. Que de changements ! L’enchevêtrement des embarcations de marchands ambulants l’empêche de reconnaître les contours de la ville qu’il a vu s’élever au-dessus des flots. A mesure qu’il avance à bord de son taxi-vedette, Krishna comprend. Au polder original sur lequel s’est élevé le coeur de la ville, sont venues s’agglomérer de nouvelles structures flottantes, accueillant des pâtés de maisons bâties en alliages légers et peu coûteux. D’abord conçue comme un havre pour les nantis, la cité des mers accueille sans cesse de nouveaux arrivants, cherchant à échapper à l’engloutissement de leurs bidonvilles.

Des trillions de nanopanneaux solaires

Krishna Gurnule réalise qu’une nouvelle forme de civilisation est sans doute en train d’apparaître, à mesure que des cités des mers naissent par centaines partout le long des plaines côtières submergées, à l’embouchure du Mékong, du Nil, de la Volga, du rio de La Plata, du Rhône ou de l’Hudson. Au cours de la dernière décennie sont même apparues les premières cités marines migrantes. Inspirées des bases offshore mobiles militaires, ces villes-navires apatrides se déplacent au gré des saisons pour échapper aux ouragans toujours plus fréquents, et aux soubresauts politiques d’une humanité en crise. Le taxi-vedette accoste au bout du jardin de la propriété des Gurnule. Krishna se précipite à l’intérieur, mais la maison est vide. Sur la table, un mot : « Mon chéri, quand tu rentres, prends ton masque et tes bouteilles et rejoins-nous. Nous sommes dans le potager avec les enfants. »

Un mois plus tard, Krishna trépigne. En Arctique, rien n’avance. Gazform prétend avoir effectué ses propres analyses et affirme que les résultats produits par les Nations unies sur la fonte des hydrates de méthane sont très exagérés. Sur le bureau du scientifique, le visiophone s’allume. Apparaît le visage de Mike, son ami et collègue nanochimiste. Le grand Néo-Zélandais fait résonner sa voix chaude dans le récepteur : « Namaste, mon cher Krishna. Comme tu le vois, je suis encore en mer, cette fois au large des Tonga. » Mike a fait fortune dix ans plus tôt dans la ruée vers l’or maritime, en prenant la direction scientifique de Nautilus Minerals. Lancée en 2004, cette société pionnière est aujourd’hui une firme internationale majeure avec une armada de navires miniers. Nautilus Minerals vend l’or, mais aussi le cuivre, le zinc et le plomb filtrés dans les sources hydrothermales à la jointure des plaques tectoniques du Pacifique.

Un commerce toujours plus lucratif, tandis que s’épuisent l’une après l’autre les mines terrestres. « Comme tu le vois, les affaires vont toujours aussi bien, constate Mike, mais ce n’est pas pour ça que je t’appelle. Mon procédé est au point ! » Krishna demeure incrédule. Voilà vingt ans que Mike poursuit une chimère : lancer des trillions de nanopanneaux solaires dans les océans, et récupérer l’énergie sous forme de plasma pour alimenter en électricité la terre entière. « Ce n’est pas possible, bafouille Krishna, ça marche ? » Mike ne cache pas son excitation : « On dirait, oui ! Tu te rends compte : les océans emmagasinent mille fois plus d’énergie que n’en produit toute l’humanité. » Emu, Krishna s’exclame : « Tu m’embauches ? » « Tu n’as pas le mal de mer, au moins ? », répond Mike dans un sourire.—

Sources de cet article

- Prospective de l’Ifremer sur la pisciculture

- Etat mondial de l’aquaculture par l’organisation des Nations unies pour l’alimentation (FAO)

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Chargé de la prospective et du lobbying au Shift Project, think tank de la transition carbone, et blogueur invité du Monde

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  • Ce roman pense 2050 avec nos automatismes de 2010 : exploitation forcenée... avec ses dramatiques conséquences auxquelles, ma foi, l’on arrive à s’accommoder.

    En 2050, la population aura encore augmenté, l’eau et la nourriture manqueront, et la pollution se sera généralisée tant sur terre, que dans la mer.
    Les automatismes de demain pourraient être : survie à tout prix.
    C’est-à-dire la barbarie.

    Le plus probable est que les parents de Krishna seront morts de malnutrition et de maladie, bien avant la naissance de notre sympathique Krishna fictif....

    11.06 à 18h07 - Répondre - Alerter
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